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à Ludwig Rynwald, et il courut à l’avant-garde exposer au baas la requête de ses amis. Mais il eut peine à finir de formuler sa demande, tant la physionomie de son père devenait sévère à chaque mot prononcé.

« Vous agissez en enfant, Piet, et en enfant mutin, dit enfin le baas. Outre que vous donnez l’exemple de l’indiscipline en venant me prier de révoquer un ordre général, vous ne savez pas la portée de votre demande. Ah ! vous prétendez venir à bout, avec vos fusils quasi neufs, d’un aussi terrible gibier que celui qui passe à votre portée ? Que me parlez-vous d’éléphant isolé ? Est-ce que si un danger menaçait l’un de nous, tous les autres ne se porteraient pas à son secours ? Il en serait de même si vous tiriez un seul coup de feu contre un individu de cette bande. Les autres éléphants se jetteraient en furieux sur les chariots et les mettraient en pièces. Félicitez-vous de ce qu’il ne se trouve point parmi ces passants du désert quelque jeune aussi fou que vous l’êtes en ce moment, car notre existence à tous tient peut-être à ce que les éléphants, plus sages en cela que les hommes, n’attaquent jamais qui ne cherche pas à leur nuire. Retournez à votre poste, Piet… Je vois bien, depuis le début de notre voyage, que vous cherchez l’occasion de vous distinguer, de faire l’homme, comme on dit. Mais ce n’est pas en agissant de la sorte que vous donnerez à votre père, à votre baas, la satisfaction de pouvoir vous prendre au sérieux.

Piet, l’oreille basse et la rougeur au front, retourna en arrière et ses compagnons n’eurent pas besoin de lui demander le résultat de son ambassade, visible à sa mine déconfite.

Pendant ce temps, les éléphants croisaient le convoi d’émigrants. Soit que l’aspect des chariots les intimidât, soit par suite de la consigne prudente maintenue par le baas, ils passèrent avec discrétion, en promeneurs bien élevés qui ne dévisagent pas trop longtemps ceux qu’ils rencontrent, et les deux processions, d’un genre si différent, continuèrent leur route en sens inverse. Lorsque le jour se leva, les éléphants étaient déjà bien loin, hors de vue.

Malgré la longue étape de la nuit, les Vee-Boërs ne firent pas halte ce matin-là. Le soleil était déjà haut sur l’horizon qu’ils marchaient encore. Ils ne pouvaient pas s’arrêter tant qu’ils n’auraient pas trouvé d’eau. La soif les torturait depuis longtemps, eux et leur troupeau. Il fallait aller plus avant.

« Courage, disaient tour à tour le guide Smutz, le baas ou Karl de Moor, nous ne pouvons tarder à rencontrer quelque mare. Il est impossible que toutes soient taries sur notre route. »

Mais, hélas ! ils trouvaient successivement chacun de ces petits étangs desséché. À peine si la vase du fond conservait un peu d’humidité. Dans ces conditions-là, une halte n’eût pas été un repos. C’était de l’eau qu’il fallait aux voyageurs, de l’eau à tout prix !

De minute en minute, la chaleur devenait plus intolérable. Hommes et animaux ruisselaient de sueur. Le sol, aussi ardent que le plancher d’un four de boulanger, leur brûlait littéralement les pieds.

Les serviteurs hottentots et cafres, qui ne portent pas de chaussures, souffraient plus que les autres, quoique la plante de leurs pieds devienne à la longue calleuse et aussi dure que de la corne. Pour alléger leurs souffrances, ils se bottaient de vase humide et arrosaient ensuite cette sorte de cataplasme avec du jus d’euphorbe ou de quelque autre plante analogue, afin d’en entretenir l’humidité.

Si la fièvre de la soif avait pu laisser aux émigrants assez de liberté d’esprit pour s’égayer de ces incidents comiques qui accompagnent les situations les plus graves, ils auraient ri de l’expédient naïf adopté par les chiens pour se rafraîchir. Ils partaient tout d’un coup au galop, couraient jusqu’à ce qu’ils eussent dépassé d’une centaine de mètres les chariots et se jetaient alors à plat ventre sous un buisson où ils soufflaient à leur aise jusqu’au passage du dernier voyageur. Alors, ayant usé leur avance, ils se relevaient en se détirant à regret, contemplaient la route surchauffée avec un effroi visible sur leurs physionomies canines, poussaient un hurlement lugubre et repartaient avec ensemble pour recommencer le même manège.

La caravane n’était plus silencieuse, comme pendant l’étape de nuit. Dans les chariots, les enfants pleuraient ou geignaient, suivant leur degré de raison ; mères et sœurs aînées s’ingéniaient à les consoler. Au dehors, les mugissements des bœufs, les meuglements des vaches et des veaux, les bêlements plaintifs des brebis formaient un concert discordant.