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paroles que Karl de Moor laissait échapper témoignaient d’un savoir, d’une expérience rares, comme ses actions montraient une énergie peu commune.

C’était presque un inconnu pour les Vee-Boërs. Quand il avait demandé la faveur de les accompagner dans leur émigration, ceux-ci avaient hésité quelque peu, tant l’extérieur de Karl Moor disposait peu en sa faveur. Mais Jan Van Dorn, qui ne décidait rien à la légère, avait pris des renseignements au sujet de ce solliciteur. On lui avait assuré que Karl de Moor était un homme honorable, mais dont l’humeur était devenue atrabilaire par suite de chagrins de famille.

Actif et fort intelligent, Karl de Moor avait déjà rendu plus d’un service à la caravane, et chacun avait fini par se féliciter que le baas l’y eut accueilli. Peu à peu, on s’habituait à lui demander son opinion sur les moindres incidents du voyage et à incliner vers ses avis.

On aurait pu remarquer que cet hôte, qui n’avait pour justifier son optimisme ni la confiance présomptueuse de la jeunesse ni la bonhomie du caractère de certains hommes mûrs, semblait diminuer à dessein les dangers que présentait l’entreprise commune. Peut-être après tout Karl de Moor agissait-il ainsi pour soutenir le courage de ses compagnons. Il répétait si souvent ses vœux pour le succès de cet exode périlleux !

Avant l’aube, les Boërs firent une rencontre qui, pour des Européens voyageant dans ces pays lointains, aurait été un événement extraordinaire, mais qui ne surprit pas trop les émigrants.

Ils aperçurent tout à coup des masses d’animaux gigantesques s’avançant à la file sur une ligne d’une centaine de mètres. C’était une bande d’éléphants. Pas le moindre bruit ne trahissait leur approche.

Malgré son poids, l’éléphant a le pas aussi léger que celui d’un chat ; à peine est-il perceptible sur un sol ordinaire, à plus forte raison sur le sable mou du Karrou.

Ces pachydermes enfonçaient jusqu’au poitrail dans les broussailles du désert et dans de hautes touffes d’herbes desséchées. Ils semblaient glisser comme poussés par une force surnaturelle. Sous les rayons de la lune, c’était un spectacle fantastique que l’approche de ces formes énormes qui ressemblaient à des fantômes évoqués par un cauchemar.

« Des éléphants !… une troupe d’au moins cinquante éléphants ! »

Ces exclamations se propagèrent d’un cavalier à l’autre, et plus d’une tête mit ses yeux à demi clos par le sommeil aux fenêtres pratiquées dans les bâches des chariots.

Ce spectacle était étrange en effet et digne d’attention ; mais il éveillait une autre émotion que celle de la curiosité dans l’âme des jeunes gens de la caravane.

« Voir passer à sa portée tant de bel ivoire sans tirer un coup de feu pour-tenter de le conquérir, c’est vraiment dommage, dit Ludwig Rynwald.

— Il paraît qu’il y aurait du danger, répondit Andriès Blom, puisque le baas nous a envoyé le guide Smutz pour recommander aux cavaliers de tenir leurs montures tout près des wagons et de faire le moins de bruit possible.

— Le baas est bien prudent, reprit Ludwig avec un soupir ; mais peut-être se défie-t-il de notre jeunesse ; si nous avions déjà fait nos preuves comme chasseurs, je gage qu’il nous permettrait d’attaquer au moins un individu isolé de cette bande. Dans toute caravane, il se trouve des traînards. Je suis certain qu’il y en aura dans cette troupe d’éléphants. À nous quatre, Hendrik, Piet, toi, Andriès, et moi, nous ferions bien cet exploit de tuer ce flâneur d’arrière-garde.

— Inutile à dire, reprit Andriès Blom, puisque le baas n’y consent pas.

— Eh ! je te le répète, c’est parce qu’il craint qu’un si gros gibier ne fasse peur à d’aussi jeunes chasseurs que nous. Si j’osais aller parler au baas… si j’étais son fils, moi !… »

Un regard expressif de Ludwig Rynwald sur Hendrik et Piet Van Dorn expliqua le reste de sa pensée. Hendrik, plus jeune que son frère, ne fit que hausser les épaules à cette insinuation. Ce n’est pas qu’il n’eût lui-même du dépit contre la consigne transmise ; son tempérament de chasseur lui faisait un supplice de Tantale de la vue d’un si noble gibier ; mais il savait que son père ne revenait jamais sur une décision prise et il ne voulait pas s’exposer inutilement à être morigéné pour avoir tenté d’enfreindre un ordre reçu.

D’un caractère plus vif que son frère, se croyant plus affranchi des leçons paternelles et de sang bouillant, Piet se laissa glisser à terre après avoir jeté les rênes de son cheval