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vane dont Jan Van Dorn était le baas, c’est-à-dire le chef.

Jan Van Dorn était un vieux chasseur de girafes et d’éléphants ; cela veut dire qu’avant son mariage, qui l’avait fixé dans la vie pastorale, il avait fourni plusieurs expéditions au delà des limites du Transwaal. C’était pendant une de ces courses aventureuses de jeune homme qu’il avait fumé le calumet de paix avec Mosélékatsé, chef des Tébélés ; le blanc et le sauvage s’étaient alors juré une amitié durable par un de ces pactes, qu’à la honte des gens civilisés, les sauvages sont rarement les premiers à rompre. Mais rien n’était venu périmer les engagements cordiaux du Boër et du Tébélé, et c’était avec l’autorisation de Mosélékatsé que Jan Van Dorn traversait son territoire pour amener la caravane plus loin, dans un pays parcouru autrefois, et dont les plaines bien arrosées et les gras pâturages faisaient un vrai paradis de Vee-Boërs.

C’était là que Jan Van Dorn conduisait sa famille et celles de ses amis Blom et Rynwald, tout en charmant l’aridité de la route par des tableaux de ce pays enchanteur ; mais, pour y parvenir, il fallait traverser ce terrible Karrou. Seize cents kilomètres sans ombre et sans rivière. Quelle perspective !

Les émigrants avaient compté que les mares et les citernes naturelles leur fourniraient de l’eau ; mais la sécheresse avait tari la plupart de ces réservoirs, ce qui inquiétait les chefs de l’expédition.

Ils pressaient autant que possible la marche de la caravane et faisaient de longues étapes qu’ils commençaient à la nuit et prolongeaient jusqu’au lever du soleil, car, dans la zone torride, il n’est pas de supplice comparable à un voyage de jour, sous un soleil ardent.

Un temps splendide les favorisait. La lune éclairait la route, et les étoiles, se détachant sur l’azur sombre du ciel, leur ôtaient toute crainte de s’égarer. Les Vee-Boërs, suivant les traditions pastorales, prennent pour guides de nuit les étoiles, ainsi que le faisaient autrefois les bergers chaldéens. D’ailleurs, leur guide hottentot, le fidèle Smutz, connaissait à fond la contrée qu’on parcourait, et ses maîtres avaient en lui une confiance justifiée par ses sentiments et sa sagacité.

Cette procession nocturne avançait sans bruit ; les fers des chevaux ne retentissaient pas sur ce terrain sablonneux où le sabot des montures s’enfonçait mollement. À peine si, de temps à autre, l’on entendait les encouragements du conducteur à l’attelage, ou le sifflement d’un coup de fouet, ou bien encore le bruit strident du jambok.

Ce jambok ou schambok est un fouet élastique, un manche sans lanière ou vice versa. Il mesure près de deux mètres de l’une à l’autre de ses extrémités et va s’amincissant d’un pouce de diamètre à une pointe aussi fine que celle d’une aiguille. Il sillonne le pelage du cheval de zébrures sanguinolentes et coupe l’épiderme humain. C’est un cruel instrument de torture qu’on emploie seulement pour réveiller les animaux de leur apathie afin d’en obtenir un service plus actif. Les naturels de l’Afrique méridionale ne connaissent que trop l’effet du jambok. Il suffit de les en menacer pour réduire à l’obéissance les plus récalcitrants d’entre eux.

À la lueur argentée de la lune, combien devaient paraître étranges ces grands wagons noirs au-dessus desquels les bâches faisaient une tache blanche, et que précédaient une file de bœufs attelés par couple ! Un naturel du pays les eût pris pour des monstres d’un autre monde.

Ils abritaient pourtant des êtres qui n’avaient rien de terrible, et qui participaient par leurs sentiments à tout ce que l’humanité présente de meilleur. Chez les Boërs, comme parmi toutes les autres races qui peuplent le globe, hommes et femmes ont un cœur sensible aux douceurs de l’affection, et tous les ressorts qui unissent et divisent les individus et les groupes humains étaient peut-être en action dans cette petite tribu errante.

Mais les physionomies calmes des émigrants ne trahissaient rien des émotions qui pouvaient les agiter intérieurement. Un seul des cavaliers qui chevauchaient sur les flancs de la caravane faisait exception à cet air général de placidité. Sa haute taille, sa figure osseuse, calcinée par le soleil, ses yeux profondément enfoncés sous une arcade sourcilière garnie d’un sourcil hérissé et grisonnant, sa parole brève et son aspect morose, n’étaient pas faits pour attirer les sympathies.

Cependant le baas Jan Van Dorn traitait avec égards et presque en ami ce cavalier qui se nommait Karl de Moor. Dans les circonstances difficiles, le baas prenait les avis de ce personnage sombre. C’est que Karl de Moor avait parcouru le Karrou peu d’années auparavant et pouvait fournir aux voyageurs des indications précieuses ; et puis le peu de