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par des conquérants étrangers nous a obligés à transporter ailleurs nos foyers… Ce n’est pas acheter trop cher l’indépendance que de la devoir aux fatigues de notre voyage à travers ce désert. »

L’homme qui relevait ainsi l’ami Blom du découragement, trahi par son exclamation, se nommait Jan Van Dorn. Sa barbe et ses cheveux commençaient à grisonner ; sa figure large et grave offrait une remarquable expression de calme réfléchi et de cette énergie froide, plus difficile à abattre que la vivacité des tempéraments plus en dehors. Au premier coup d’œil jeté sur Jan Van Dorn, on reconnaissait en lui les qualités d’un homme digne de commander.

« Et vous, Rynwald, dit-il en s’adressant à un troisième cavalier placé à sa droite, je vous vois aussi tout préoccupé. Est-ce que vous pensez, comme l’ami Blom, aux difficultés de notre longue route ?

— Assurément, Jan Van Dorn. C’est à chaque père de famille, chargé du sort d’âmes chères, qu’il appartient de donner toutes ses pensées au souci des obstacles à surmonter et des dangers à conjurer, ne fût-ce que pour les épargner aux siens dans la mesure du possible. Mais prévoir et combiner les moyens de salut, ce n’est pas être découragé. Comme vous, ami Van Dorn, j’ai confiance dans le résultat final.

— Merci, mon brave Rynwald. Je suis sûr qu’avec votre concours et celui de l’ami Blom, tout ira bien pour notre caravane. C’est à nous trois à inspirer à nos compagnons confiance et espoir. N’hésitez donc pas à leur dire, lorsque vous les verrez découragés, qu’à peine sortis du Karrou, nous serons tout près de la contrée des bons pâturages, arrosée de nombreux cours d’eau, que je leur ai annoncée. »

… Quels étaient ces trois hommes et dans quelle région était située cette terre promise vers laquelle Jan Van Dorn conduisait sa caravane ?

Nous parlerons bientôt des personnes. Quant à la contrée que traversaient les émigrants, qu’on se figure une plaine s’étendant à perte de vue jusqu’à l’horizon. Rien ne délimitait la vue ; pas de forêts ni d’accidents de terrain pour rompre la monotonie de cet immense espace. À peine çà et là quelques arbres solitaires s’élevaient ; c’étaient des Kamel-doorn au feuillage découpé. Ce mot signifie littéralement : « Épine de chameau. » Très commun dans l’Afrique méridionale, cette sorte d’acacia, dont les feuilles sont armées de piquants, ressemble assez à l’acacia de nos pays, sauf cette particularité des feuilles munies de dards et la couleur de ses fleurs, d’un jaune éclatant. Ses jeunes bourgeons forment la nourriture favorite des girafes. Quelques aloès arborescents, mêlés aux tiges raides de l’euphorbe et aux pieds desquels se tordaient des touffes d’herbe sèche et calcinée, étaient, avec les rares Kamel-doorn, la seule végétation de ce désert.

Tel est l’aspect morne de ces stériles Karrous de l’Afrique méridionale, qu’on pourrait comparer à nos landes, sauf pour l’étendue qui est bien autre, et la qualité des végétaux qui est celle des déserts. Mais on trouve sous cette latitude, dans ces Karrous désolés, les plus belles variétés de bruyères, plus délicates, à clochettes plus minutieusement découpées que celles de nos climats. Chacun peut en juger par la bruyère dite du Cap, que l’horticulture a importée en Europe.

Trois chariots s’avançaient lentement à travers le Karrou. C’étaient d’immenses véhicules, mesurant chacun quatre mètres de longueur. Une armature de bambous recourbés en arc supportait la toile imperméable qui les recouvrait. Huit paires de bœufs à longues cornes constituaient l’attelage de chaque voiture. Assis sur le siège, le conducteur agitait un fouet d’une longueur démesurée ; un second indigène, armé du terrible jambok, marchait auprès de chaque attelage, faisant en quelque sorte l’office de postillon pour stimuler la nonchalance des bœufs. Enfin, un guide se tenait en tête de la colonne. Une vingtaine de cavaliers chevauchaient sur les côtés. Trois d’entre eux, nos interlocuteurs de tout à l’heure, étaient tout à fait en avant de la caravane.

On voyait à l’arrière-garde un nombreux troupeau de vaches laitières, quelques-unes suivies de leurs veaux, et une quantité de ces moutons « à queues grasses, » ainsi nommée parce que leur appendice caudal pèse jusqu’à cinquante livres et balaie la terre, entraîné par son propre poids. Vaches et moutons s’avançaient sous la conduite de quelques pâtres nègres à demi nus. De grands chiens de berger, à poil hérissé et rugueux, à museau effilé, assez semblables à des loups, complétaient la série des êtres animés visibles au dehors des chariots. Mais, en soulevant les rideaux de toile blanche, on aurait aperçu, à l’intérieur de ces wagons, des femmes et des enfants de