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et qu’on voulût bien le considérer encore pour quelques jours comme le chef d’une expédition qui lui paraissait nécessaire.

Il représenta à la senora que, tant que, d’une part, le dictateur Francia vivrait, et que tant que, de l’autre, Aguara et Valdez auraient pleins pouvoirs sur la tribu des Tovas, l’estancia ne serait pas un lieu sûr pour elle et pour les siens. Instruit par le passé, Gaspardo savait qu’on ne les y laisserait pas en repos. Le lieu de la retraite d’Halberger, étant connu de Valdez, ne pouvait demeurer longtemps un secret pour le dictateur. Il n’eût pas été sage non plus de croire qu’Aguara renoncerait à tirer vengeance de la disparition de Francesca. Il n’y avait donc pas un jour, pas une heure peut-être à perdre, pour dépister les Indiens. Ils avaient fait, eux, pour dérouter leurs poursuites, un énorme détour. À vrai dire, en approchant de l’estancia, Gaspardo avait craint de la trouver au pouvoir d’Aguara. Il ne s’expliqua pas que la senora, depuis trois jours, n’eût pas été inquiétée, car depuis trois jours Valdez et Aguara, les devançant en prenant la ligne droite de la tolderia à l’estancia, auraient pu se montrer dans le pays. Peut-être s’y cachaient-ils quelque part pour épier le retour de Francesca et de son escorte, et enlever du même coup toute la maison.

La senora Halberger répondit à Gaspardo que tout ce qu’il venait de dire était plein de sens et de sagesse et qu’elle n’hésiterait pas à suivre son conseil si les choses étaient restées telles qu’il devait nécessairement le croire ; mais que, grâce à Dieu, elle était en mesure de le rassurer sur tous les points. Le lendemain même de son départ avec Ludwig et Cypriano, la nouvelle de la mort du dictateur Francia avait été apportée dans le pays et depuis elle s’était confirmée. Un avis envoyé par un ancien ami de son mari lui avait appris que le Paraguay lui était donc rouvert au cas où la famille Halberger eût désiré y rentrer ; mais elle avait mieux encore à lui dire : un messager de la tolderia des Tovas, un messager de paix, lui était arrivé l’avant-veille de leur retour à eux-mêmes, et l’avait prévenue que leur expédition avait eu un plein succès, qu’ils ne seraient pas poursuivis et que d’heure en heure elle devait compter les voir arriver.

« C’est pourquoi, dit-elle, vous m’avez trouvée sur la véranda, non plus désespérée, mais vous attendant tous avec la confiance que bientôt vous me seriez rendus. »

Gaspardo, Ludwig et Cypriano n’en croyaient pas leurs oreilles. Qui donc avait pu, parmi les Indiens, avoir cette bonne pensée d’envoyer à l’estancia Halberger, un messager de paix ? et qu’avait-il pu se passer à la tolderia pour que l’envoi de ce messager fût possible ?

« Nous sommes des ingrats ! s’écria Francesca ; nous oublions Nacéna. »

Et s’adressant à sa mère :

« N’est-ce pas, mère chérie, que l’Indien dont tu nous parles te venait surtout de la part d’une jeune Indienne nommée Nacéna ?

— C’est vrai, répondit la senora. Ce messager était en outre chargé de nous appprendre qu’Aguara et Valdez avaient enfin reçu le châtiment de leurs forfaits, qu’ils étaient morts, et que le frère de Nacéna avait été élu cacique des Tovas.

« Le messager avait ajouté que la fille du cacique tenait à nous faire savoir, pour nous délivrer de toute inquiétude, que son frère et elle seraient pour toute notre maison désormais et à toujours ce que Naraguana avait été pour mon mari. Elle nous engageait à vivre en paix dans l’estancia construite par votre père, et espérait qu’un jour pourrait venir où, les Tovas se rapprochant de nous, Nacéna pourrait revoir sa sœur Francesca. »

En apprenant toutes ces heureuses nouvelles, Gaspardo ne put se contenir. Il lança en l’air son chapeau en signe d’allégresse en criant : « Vive Nacéna ! »


Que si vous voulez, lecteurs, jeter un dernier regard sur l’estancia Halberger et savoir ce qui s’y passait six ou huit ans environ après tout ceci, je vous la montrerai singulièrement embellie et agrandie. Deux estancias s’élèvent à côté de la maison principale toujours habitée par la senora Halberger, dont Gaspardo est devenu l’intendant et dont son activité et ses aptitudes singulières ont fait la fortune. Dans l’une de ces habitations, vit heureux, laborieux et paisible, un jeune et charmant ménage, celui de Cypriano. Sa jeune femme, dans laquelle vous n’aurez pas de peine à reconnaître Francesca Halberger, est entourée de trois beaux enfants.

Dans l’autre maison, même spectacle : cherchez les noms, mais ne cherchez que cela, c’est le même bonheur. Ludwig Halberger, devenu le mari d’une jeune et belle Paraguayenne,