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ligne, et celui-ci, saisissant l’arme d’un mouvement brusque, l’examine avec des yeux furibonds. Quand il la rend à l’élève, on pourrait croire, à sa mine féroce, qu’il a quelque envie de la lui jeter à la tête.

À première vue, toutes ces tailles élancées et ces boutons étincelants au soleil semblent appartenir à un type unique.

Immobiles et impassibles, ces figures imberbes paraissent n’avoir pour but que d’effacer leur individualité.

Par instants, il arrive qu’un des élèves détourne furtivement les yeux de la fameuse distance réglementaire, pour les porter sur un groupe de jeunes filles qui assistent à la parade un peu en arrière de l’officier commandant. Pas une tête ne bouge, mais naturellement les regards sont plus malaisés à plier à l’obéissance passive.

« Voyez donc comme ils sont drôles, Juliette, dit à demi-voix l’une de ces gracieuses spectatrices à sa voisine. Ne dirait-on pas qu’ils ont avalé chacun une baguette de fusil ? Qui aurait pensé qu’ils pussent subir une telle métamorphose, à les voir au bal, la nuit dernière, chez le général ?

— Que vous êtes enfant, ma chère ! Ils sont toujours ainsi à la parade, » répond Juliette d’un ton de supériorité.

Il est tout naturel que cette jeune personne soit la mieux informée des deux, car il y a déjà trois semaines qu’elle est à West-Point, tandis que son amie n’est arrivée que d’hier et sort de pension.

« Et que dit-il maintenant ? reprend celle-ci en voyant l’officier à taille de guêpe s’arrêter court devant un des cadets et élever durement la voix.

Juliette serra le bras de sa compagne.

« Écoutez donc, et vous le saurez, Nettie.

— Que signifie ceci, monsieur ? » demande l’officier en désignant du doigt sur le plastron du jeune élève une place où un bouton de cuivre manque à l’appel.

Le cadet ainsi interpellé est un grand garçon à la taille mince et bien prise, aux cheveux blonds, à la figure ouverte et intelligente. Il rougit jusqu’aux yeux et regarde son plastron. Ce n’est que trop vrai ! Un bouton manque.

« Je l’aurai égaré, monsieur, » dit-il tout confus.

— Hors des rangs !… Oser se présenter ainsi à la garde montante !… Vous allez à l’instant vous rendre aux arrêts et dire au sergent de vous remplacer ! »

Sans répliquer un mot, le délinquant met son arme sur l’épaule et fait trois pas en arrière. Puis, pivotant sur ses talons, il fait demi-tour à droite et marche vers la caserne, aussi raide que s’il était encore au peloton d’exercice.

Cependant l’officier, tout rayonnant de vertueuse satisfaction, poursuit sa revue.

« Qu’y a-t-il donc, Juliette ? Qu’a donc fait ce pauvre jeune homme, et pourquoi l’autre le renvoie-t-il ainsi ? » reprend la petite curieuse.

Juliette voudrait bien avoir l’air de savoir le fin mot de la scène ; mais le fait est qu’elle n’est pas sur ce point plus savante que son amie.

« Il l’aura sans doute chargé de quelque commission, » répond-elle évasivement.

Mais il y a auprès d’elle un grand et gros gaillard à la face rouge, qui sourit de son erreur et se charge de la rectifier.

« Ce cadet a été envoyé aux arrêts, pour s’être présenté à la garde montante avec un bouton de moins à son plastron que ne l’exige l’ordonnance.

— Un bouton de moins ! s’écrie Nettie ; comment ! on les punit pour si peu !… Mais, Cornélius, vous devez vous tromper… Puisque ces messieurs ont l’habitude d’offrir ainsi de leurs boutons d’uniforme en souvenir à leurs danseuses, comme on offre un bouquet… Juliette en a au moins une douzaine. »

M. Cornélius Van Dyck est devenu encore plus rouge qu’à l’ordinaire et a jeté un regard assez dépité sur sa cousine Juliette.

« Une douzaine ? fait-il. Et il y a à peine trois semaines qu’elle est ici !

— Tiens ! j’en ai bien un déjà, moi, qui ne suis ici que d’hier.

— Vous êtes toutes les mêmes, dit le jeune homme à la face congestionnée. Toutes tant que vous êtes, vous verriez volontiers un héros dans chacun de ces blancs-becs ! Dieu merci, quant à moi, je n’aurai pas à subir quatre ans d’un esclavage pareil au leur pour entrer dans l’armée… »

Nettie fit une petite moue malicieuse qui ne serait peut-être pas très convenable chez une grande personne ; mais, après tout, elle sort à peine de pension, et Cornélius est son cousin.