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Il leur démontra enfin que la poursuite d’une innocente jeune fille lâchement ravie à sa mère, défendue justement par son frère et son parent, protégée par un fidèle serviteur dont ils connaissaient la bravoure et la loyauté, était une honte pour des guerriers comme eux, habitués à ne combattre que de vrais ennemis.

Il leur déclara enfin qu’Aguara, en les engageant dans de pareils méfaits, avait fait voir qu’il était indigne de succéder à son père, et qu’il avait mérité la mort qu’il venait de lui donner.

Son allocution, interrompue d’abord par des murmures, avait fini par enlever les applaudissements de toute la troupe.

La rentrée du frère de Nacéna dans la tolderia fut un véritable triomphe.

Il est bon de dire que les vieillards, ayant résolu d’arrêter Aguara sur la pente fatale où il glissait, avaient donné à l’un d’eux le commandement de deux cents guerriers, et que cette armée, déjà réunie sur le corral, était, quand le frère de Nacéna ramena la troupe d’Aguara, sur le point de se mettre à sa poursuite.

La mort d’Aguara et celle de Valdez avaient simplifié considérablement les choses. La justice est sommaire parmi les Indiens. Le frère de Nacéna fut élu cacique à l’unanimité par les guerriers de la tribu, et la sorcière fut expulsée de la tolderia.

Nul ne pourrait dire ce qui se passait dans l’âme de Nacéna. Pas une plainte, pas un soupir ne sortit de ses lèvres, qui put trahir le secret de ses douleurs.

Aguara mort, mais justement, selon elle, on la vit souvent dans le sentier qui conduit à la montagne sacrée, chargée de fleurs qu’elle allait déposer sur la tombe du grand chef Naraguana, père de celui qui avait été son fiancé. Dans sa pensée, en mettant un terme, même par la mort, à la vie déshonorée où Aguara s’était engagé, elle avait fait ce que le sévère et juste vieillard eût fait lui-même, s’il eût vécu.

Pendant que ces événements se passaient à la tolderia, nos fugitifs, qui les ignoraient, poursuivaient leur route avec un redoublement de rapidité. La disparition de la sorcière, qui avait trouvé le moyen de glisser comme un serpent entre les liens avec lesquels Gaspardo croyait s’être assuré d’elle, était un motif de plus pour eux de ne prendre ni repos ni trêve.

« Caramba ! s’écriait Gaspardo, j’ai été fou en vérité de ne pas étrangler la vieille scélérate pendant que j’avais la main sur elle. Ce n’aurait pas été un péché très certainement, et nous serions en sûreté. Grâce à ma maladresse, il faut avouer que nous avons à cette heure autant de chances contre nous que nous en avions pour nous au moment de notre départ. Il faut échapper à ces maudits, pourtant ; après le tour que nous leur avons joué, ils seraient à coup sûr sans merci. Nous avons trois heures au moins d’avance sur eux, en supposant que la sorcière ait eu des ailes pour aller les rejoindre ; il s’agit de ne rien perdre de ce petit avantage, et surtout de leur faire perdre notre piste, que la sorcière doit avoir eu grand soin de leur indiquer. Pourvu que cette fois les éléments ne se mettent pas contre nous, que le ciel reste pur et que quelque obstacle inattendu ne surgisse pas tout à coup sous nos pas !… »

Il achevait à peine cette réflexion que l’obstacle qu’il redoutait se présenta ; leurs chevaux, qui n’avaient pas quitté le galop, s’arrêtèrent simultanément en reniflant et en soufflant bruyamment.

Quelle pouvait être la cause de ce brusque effroi ? L’atmosphère était humide et fraîche comme dans le voisinage d’une vaste nappe d’eau. Mais l’obscurité les empêchait de rien voir. C’était de l’eau, en effet, qu’il y avait là ; les chevaux s’étaient arrêtés sur le bord. Elle était tellement couverte de hautes herbes que, même en plein jour, à cent mètres de distance, il aurait été difficile de la distinguer.

« Une lagune ! » s’écria Gaspardo en se redressant sur le cou de son cheval et en essayant de percer l’obscurité du regard.

Le gaucho était plutôt guidé vers cette conclusion par le sens de l’odorat que par celui de la vue ; en outre, l’action de son cheval, qui maintenant tirait sur la bride et cherchait à avancer, lui indiquait que l’eau était proche.

Les trois chevaux étaient pressés de boire ; leur station sur le sommet aride de la montagne et le rapide galop qui avait succédé les avaient altérés. Ils tendaient leurs brides tellement fort qu’on ne pouvait leur résister. Ils se plongèrent dans la lagune et aspirèrent l’eau avec avidité.

Pendant ce temps, le gaucho avait examiné l’endroit autant que l’obscurité le lui permettait. Il pouvait reconnaître que la surface de l’eau s’étendait de chaque côté et qu’il y en avait