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ses pas et rentrant dans la cabane, elle éteignit d’un souffle rapide le cierge de cire, qui laissa l’intérieur de l’habitation dans l’obscurité la plus profonde. Enfin elle poussa la captive devant elle, et, la pressant, la guidant de la main, elle la conduisit au milieu de la nuit à travers les toldos silencieux de la ville indienne.

Francesca se laissa mener sans résistance. Devant elle, il y avait un espoir, bien léger, il est vrai ; derrière elle, elle n’en laissait aucun.

Il serait impossible de décrire les sentiments de Gaspardo et de ses jeunes amis, tandis que debout, au sommet de la montagne, ils attendaient le retour de Nacéna. Tous trois étaient remplis d’anxiété, et surtout Cypriano.

Cependant, plus ou moins, ils avaient tous bon espoir, car il leur paraissait impossible que la jeune Indienne ne put parvenir à leur rendre le service qu’ils en attendaient. Certes, personne de son peuple ne soupçonnait son intention de délivrer la prisonnière. Les jeunes gens eux-mêmes comprenaient le motif qui l’engageait à les servir et en appréciaient toute la puissance. Ils étaient inquiets, moins de sa loyauté que des dangers qu’elle courait d’être découverte pendant l’accomplissement de son dessein.

Ils n’avaient pas adressé une parole à Shebotha. Gaspardo avait mis la vieille femme dans l’impossibilité de faire aucune tentative d’évasion en l’attachant à l’une des racines du banyan qui leur servait de refuge. Pour l’empêcher de crier, il lui avait passé un mouchoir entre les dents. Pour elle, la position était pénible sans doute ; mais le mal qu’eût pu faire une confiance qu’elle pouvait ne pas justifier, rendait ces précautions indispensables. À la lueur des mouches à feu, Gaspardo voyait bien que les yeux de la malheureuse, du fond de leurs orbites creuses, lançaient sur lui de sinistres éclairs ; il ne s’en inquiétait guère. Elle était pour le moment en son pouvoir, et il prétendait la garder ainsi jusqu’au retour de Nacéna et peut-être plus longtemps, s’il était nécessaire. Ainsi qu’il l’en avait menacée, sa vie dépendait d’ailleurs absolument de la délivrance de la captive. Shebotha le savait, et il était plus que probable qu’elle ne crierait pas ; mais le gaucho n’ignorait pas qu’avec une pareille créature aucune précaution n’était à négliger. Il restait même de garde auprès d’elle, dans la crainte que, par un de ces tours d’adresse si connus même aux civilisés, elle ne parvînt à relâcher ses liens, et à leur échapper à la faveur des ténèbres.

Ludwig se tenait auprès de lui ; mais Cypriano, dans son impatience, s’était avancé jusqu’au bord du plateau, au point où débouchait le sentier, et s’y tenait, l’oreille attentive à tous les sons apportés par la brise.

Enfin Ludwig le rejoignit au moment où la jeune Indienne ne devait plus tarder beaucoup à revenir.

Dans cette fiévreuse attente, les minutes étaient pour eux des heures. Ils passaient alternativement de l’espoir au désespoir. Cypriano voyait successivement tout perdu et tout sauvé. Il parlait à la fois de mettre le feu au village, et d’aller supplier les chefs des Tovas de leur rendre leur captive.

Ludwig, plus calme mais non moins inquiet, se reprochait de n’avoir pas suivi, ne fût-ce que de loin, la jeune Indienne pour la surveiller, et au besoin pour la protéger.

Leur entretien suivait ainsi toutes les phases de leurs impressions diverses. Tout à coup Cypriano tressaillit et demanda le silence. Son oreille, attentive aux moindres sons, en avait saisi un qui ne semblait pas provenir des chauves-souris ou des oiseaux de nuit. Ce n’était pas non plus le coassement monotone des grenouilles ou le chant du grillon des bois. Il lui semblait que ce ne pouvait être que le murmure d’une voix humaine, et que cette voix était celle d’une femme.

« Entendez-vous ? » dit-il à Ludwig.

Ludwig écouta attentivement.

« Oui, dit-il. C’est Nacéna, c’est bien sa voix, elle vient. Elle parle, il y a donc quelqu’un avec elle ! »

Par un effet de sonorité, assez commun dans les montagnes, les voix avaient l’air d’être à peine à quelques pas des deux jeunes gens.

Chacun d’eux, le corps incliné, demandait quelle voix allait répondre à cette voix, qui ne pouvait être que celle de la jeune Indienne, mais la même voix se fit entendre de nouveau ; c’était bien celle de Nacéna.

Son murmure était continu comme si elle eût parlé seule, ou eût été engagée dans un récit. Enfin elle se tut encore ; ils retenaient leur souffle, tremblant que la rude voix d’un homme, en répliquant à Nacéna, ne vînt déconcerter leurs espérances.

Grâce à Dieu, leur crainte ne se réalisa pas ;