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dans la tribu, et il avait résolu de rendre son séjour aussi court que possible. Il n’attendait plus que le moment où son cheval aurait repris assez de force pour accomplir le long voyage qui lui restait à faire. Il avait maintenant de bonnes nouvelles à apportera Francia ; le Dictateur ne pouvait manquer de voir son retour avec joie, et il allait obtenir enfin la récompense qu’il lui avait depuis si longtemps promise. Il se proposait donc de se mettre dès le lendemain en route pour traverser le Chaco.

Il était alors minuit ; on n’entendait plus que le vol des oiseaux de nuit et les cris des oiseaux d’eau sur le lac. Tous les habitants de la tolderia étaient endormis. Un seul être humain peut-être veillait encore : c’était la captive au visage pâle. Elle était seule dans le petit toldo qui lui servait de résidence, assise à côté d’un lit en bambou recouvert de peaux de bêtes. Une chandelle faite en cire de l’abeille tosimi jetait sur elle une lueur lugubre, qui éclairait ses traits désolés et ses vêtements en désordre.

Comment aurait-elle pu dormir après ce dont elle avait été témoin ? Ses yeux pouvaient-ils chercher le sommeil pendant qu’elle songeait à sa situation présente ? Chaque fois qu’elle avait essayé de les fermer, elle les avait rouverts à la pensée de la scène tragique du bosquet d’algarrobas, et au souvenir de son père tombant mortellement frappé par la lance du perfide Rufino Valdez. Elle revoyait la douce figure de son père, qui contrastait si vivement avec le visage de son impitoyable assassin. Elle pensait aussi à sa mère, à son bien-aimé frère Ludwig ; elle pensait au compagnon de son enfance, à son courageux cousin Cypriano. Que faisaient-ils maintenant ? quel pouvait être leur sort ? Assise près de sa couche, elle n’avait pas songé à s’y étendre.

La nuit précédente, épuisée de fatigue, elle avait reposé quelques instants ; sa force et son énergie étaient alors anéanties par le voyage et les événements qui l’avaient précédé. Mais cette nuit-ci elle veillait encore longtemps après le moment où les Indiens s’étaient retirés dans leurs hamacs, ou sur leurs couches de roseaux58. Aucun gardien n’était resté près du toldo pour la surveiller. À quoi bon ? qui aurait imaginé qu’une jeune fille, presque une enfant, éloignée de plusieurs centaines de milles de tout refuge, pourrait essayer de s’enfuir ?

Elle n’y songeait pas elle-même. Et quand, une pareille idée venait à son esprit, elle la chassait comme un projet trop insensé pour qu’elle s’y arrêtât. Une seule femme était par le fait préposée à sa garde ; mais cette femme, apitoyée par sa jeunesse, se retirait d’ordinaire la nuit dans le compartiment du toldo qui précédait celui de Francesca.

C’était un soulagement pour la jeune fille que de pouvoir se plonger dans sa douleur, loin du regard de cette surveillante, de laquelle d’ailleurs elle n’avait point eu à se plaindre.

Elle lui savait gré de respecter son infortune et de la laisser seule en face de Dieu, de ses souvenirs et de son malheur.

Aussi son étonnement fut-il extrême lorsque, sans qu’aucun bruit l’eût mise sur ses gardes et en relevant la tête, que le poids de ses maux avait inclinée sur sa poitrine, elle aperçut, se tenant debout devant elle dans l’attitude de la pitié, une grande et belle jeune fille qui, le doigt sur ses lèvres, semblait lui recommander le silence.

Cette apparition inattendue lui fit tout d’abord l’effet d’un rêve. Comment cette jeune fille avait-elle pu pénétrer jusqu’à elle, sans que rien l’avertît de sa présence ? Qui était-elle et quel pouvait être son dessein ?

Francesca était à l’abri de la crainte. Son âme aguerrie et fière ne connaissait pas ce sentiment. La mort même, dans sa situation, n’eût-elle pas été un bienfait pour elle ?

Un instant se passa comme dans un mutuel et involontaire examen. Chacune semblait se demander en quoi elle différait de l’autre. La nouvelle venue était un peu plus grande que la captive, et semblait d’une ou deux années plus âgée. Le contraste entre l’une et l’autre était aussi marqué qu’il est possible entre deux personnes du même sexe et presque du même âge. Francesca était l’image même de la candeur, de l’innocence et de la fierté. L’Indienne, presque aussi belle que Francesca, offrait un type de sombre énergie, tempéré cependant d’un mélange de ruse et de prudence. On a reconnu Nacéna.