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sorcière. Dis-lui de suivre mes instructions, sinon, dans dix minutes, tu te balanceras à l’une de ces branches. Parle, et dépêchons-nous ! le temps est précieux.

— Elle peut partir, dit la sorcière, que m’importe ? »

Ces paroles n’étaient pas sincères, et Gaspardo surprit dans les yeux de la sorcière éclairés par les lueurs fugitives des cocuyos, un regard à l’adresse de Nacéna qui pouvait se traduire par ces mots : « Faites ce qu’il ordonne et comptez sur ma vengeance. »

« Tu te trompes, il t’importe, et beaucoup ! reprit-il en frappant sur l’épaule de Shebotha. Tu te figures que la mise en liberté de la captive blanche te fera perdre la récompense que Nacéna avait juré de te donner. Il n’en est rien. Ces jeunes seigneurs te donneront le double de ce que la mort de Francesca t’eût rapporté. Donc, consens sans réserve à ce que nous attendons de toi. »

Cypriano et Ludwig tirèrent instantanément de leurs ceintures des bourses que chacun d’eux avait bien garnies au départ, dans la prévision qu’on leur demanderait peut-être une rançon pour la délivrance de Francesca.

Les yeux de la sorcière étincelèrent à la vue de l’or et de l’argent. Elle lança sur les deux bourses un regard de cupidité qui prouvait qu’elle était ralliée par cette vue à la cause de Francesca.

« Allons, tu es trop fine, lui dit le gaucho, pour ne pas comprendre qu’à être payée pour faire une bonne action plutôt qu’une mauvaise, c’est tout profit. Ton choix est-il fait ?

— J’ai répondu : Que m’importe ? Et que m’importe, en effet, que cette jeune fille vive ou meure ? Cela regarde Nacéna, cela vous regarde, mais Shebotha n’a rien à y voir.

— Allons, tia57, il s’agit d’être claire, dit le gaucho ; claire et sincère. Ce n’est pas un oracle que je te demande, c’est un ordre précis donné à Nacéna, et le serment que, quoi qu’il arrive, tu ne trahiras pas le secret du concours qu’elle va nous donner. Que diable ! c’est pourtant bien simple : si tu nous aides, la vie et de l’or ; si tu nous trompes, la mort ! »

Shebotha avait pris son parti.

« Pars, Nacéna, dit-elle ; rends la captive blanche à sa famille, rends-la à celui qui l’aime. »

Et de son doigt elle désignait Cypriano stupéfait.

« Shebotha lit dans les cœurs, » reprit la sorcière avec fierté.

Se tournant alors vers Nacéna :

« Sois tranquille, ajouta-t-elle d’un ton énigmatique, entre Francesca et Aguara, il y aura désormais quelque chose de plus sûr encore que la mort. »

Elle donna alors à Nacéna des instructions d’une précision singulière pour qu’elle put arriver jusqu’à la captive. Elle lui dit le nom de la femme qui était préposée en chef à sa garde, et, ayant détaché de sa coiffure une plume dont la vue devait suffire à lui gagner sa confiance, elle termina par ces mots :

« Pars et reviens, Shebotha t’attend ; elle croit en toi, crois en elle. »

Ces dernières paroles de la sorcière avaient eu à la fois pour but de relever son prestige aux yeux des étrangers et d’affermir la résolution de Nacéna. Mais celle-ci n’en avait pas besoin : elle possédait au fond de son cœur, pour l’engager à tenir sa promesse, un motif plus fort que toute l’influence de la crainte et toute la puissance de la superstition.

Elle posa sa main sur la main de Cypriano : « Je ne hais plus Francesca, » lui dit-elle. Le jeune homme était si troublé que, pour toute réponse, il s’inclina respectueusement devant elle. Nacéna descendit le sentier de la montagne, décidée à ramener avec elle, délivrée et tendrement guidée, la jeune fille qu’une heure auparavant elle avait vouée à la mort.

La jeune captive blanche était enfermée dans une hutte appartenant à un cacique inférieur de la tribu. Aguara avait choisi cette demeure parce que ce cacique était une de ses créatures.

Le meurtre d’Halberger et l’enlèvement de sa fille avaient soulevé l’indignation des vieillards de la tribu. On avait fait une enquête sur l’expédition d’Aguara et sur ses motifs. Le renégat en avait assumé toute la responsabilité. Il avait raconté l’histoire d’une prétendue violence, dont Halberger s’était autrefois, disait-il, rendu coupable à son égard, et il invoquait le droit de vendetta, qui n’est considéré comme un crime ni par les gauchos ni par les Indiens Chaco. Cependant, malgré toutes ses allégations, les Tovas mettaient en doute la véracité de son histoire, et surtout les vieux guerriers qui avaient connu et aimé Halberger. Depuis le retour de l’expédition, Rufino Valdez s’était aperçu qu’il était mal vu