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épaisse du figuier, et, dès que la jeune fille, rassurée par les paroles du gaucho et par les procédés des deux jeunes gens, eut promis de ne plus crier, on enleva la couverture qui lui enveloppait le visage.

Son effroi acheva de se calmer en reconnaissant ceux qui s’étaient emparés d’elle avec si peu de cérémonie.

Ainsi que nous l’avons dit, elle avait eu plusieurs fois occasion de voir, soit à l’estancia, soit dans les excursions d’Halberger, les deux jeunes Paraguayens. Elle connaissait mieux Ludwig que Cypriano, mais elle n’éprouvait de haine pour aucun d’eux. Elle savait qu’elle n’avait à craindre des blancs civilisés aucune des violences qu’elle aurait eu à redouter des membres de quelques tribus sauvages ennemies des Tovas. Elle s’étonnait seulement de les voir en ce lieu et de les avoir rencontrés d’une façon si inopinée.

Cet étonnement ne fut pas de longue durée. En se rappelant que sa rivale, la jeune captive de la tolderia, était la sœur de Ludwig et la cousine de Cypriano, elle s’expliqua leur présence et la ruse qu’ils avaient dû employer pour tâcher d’arriver jusqu’à elle.

Avant qu’aucune proposition lui eût été adressée, avant même qu’un seul mot eût été prononcé par les Visages pâles, l’Indienne comprit qu’elle allait trouver en eux, sinon des amis, du moins des auxiliaires. Leurs intérêts, sans être identiques avec les siens, ne leur étaient cependant pas contraires. Du reste, elle ne demeura pas longtemps dans l’incertitude ; dès qu’on eut atteint le figuier, la voix de Gaspardo rompit le silence ;

« Vous devez comprendre, dit-il en s’adressant aux deux prisonnières, qu’il ne vous servirait de rien, ni à l’une ni à l’autre, de vouloir ruser avec nous. Nous avons entendu toute votre conversation, nous connaissons votre projet ; vos secrets sont à nous. Pour ce qui est de toi, Shebotha, tu peux dès à présent faire ton deuil de la magnifique affaire que te proposait Nacéna. Elle eût été fort avantageuse pour toi, tu avais mis un haut prix à ta drogue, mais l’usage que tu en voulais faire n’eût pas été sans danger pour toi-même. En ce qui vous concerne, Nacéna, c’est le Grand Esprit lui-même qui nous a mis sur votre chemin, pour vous épargner un crime et vous tirer de la dépendance de cette diablesse. Rien de ce que vous aviez si bien combiné n’est nécessaire, et nous pouvons arriver au but de vos désirs sans faire de tort ni de mal à âme qui vive… Je me résume : si vous comprenez bien vos intérêts, vous nous aiderez à vous débarrasser de votre rivale. Je n’ai pas besoin de vous dire que ma jeune maîtresse Francesca n’a pas suivi votre fiancé Aguara pour son plaisir. La chère petite n’a de sa vie pensé à devenir la femme d’un cacique. Aguara, d’ailleurs, est le meurtrier de son père ou le complice de ce meurtrier. À ce titre seul, il ne peut que lui faire horreur. Elle aimerait mieux mourir que d’être unie à lui, et, s’il est une chose dont vous ne deviez pas douter, c’est qu’elle n’a qu’une idée : celle de lui échapper et d’aller si loin de lui qu’elle soit assurée de ne jamais le revoir. Il ne s’agit donc pas de tuer celle qui n’est votre rivale que malgré elle, mais de nous aider à la délivrer et à l’emmener dans un lieu où elle soit désormais à l’abri des tentatives que pourrait faire le jeune cacique, votre futur époux, pour la reprendre. En un mot, nous sommes vos amis, puisque nous voulons comme vous séparer à jamais Francesca d’Aguara.

— Que me proposez-vous ? dit Nacéna, en quoi puis-je servir vos desseins ?

— Il s’agit tout simplement, reprit le gaucho, de nous jurer, si nous vous laissons la liberté, que vous ne vous en servirez que pour délivrer Francesca, et pour nous l’amener ici même, saine et sauve. »

Nacéna jeta un regard inquiet sur la sorcière.

« Ne craignez rien de cette maudite, ajouta le gaucho ; nous garderons Shebotha avec nous jusqu’à ce que vous nous ayez ramené notre enfant. Soyez tranquille, elle ne bougera pas. Elle sait, du reste, que sa vie dépend du succès de votre entreprise. Pour un mot, pour un geste de travers, la main que voici suffirait à la mettre à jamais hors d’état de reprendre son métier d’empoisonneuse. »

Se tournant alors vers la sorcière avec une bonhomie qui ne l’abandonnait jamais tout à fait :

« N’est-il pas vrai, ma vieille, lui dit-il, que tu ne demandes pas mieux que d’être sage, et que Nacéna n’a rien de mieux à faire que ce que nous lui conseillons ? »

La sorcière exhala un grognement affirmatif.

« Allons, donne à cette jeune fille la permission de s’en aller si elle y tient, commanda Gaspardo en soulevant à demi le bâillon de la