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— Que désire Shebotha ?

— Nacéna est la fille d’un grand chef, et elle est riche de ce que lui a laissé son père. Elle a des mantas de plumes et des hamacas habilement tressés dans son toldo ; elle possède des troupeaux qui paissent dans la pampa et des chevaux qui hennissent dans la plaine. Elle a tous les biens qui peuvent rendre la vie heureuse ; de plus, elle est jeune et belle, et Shebotha est pauvre et vieille. Mais Shebotha a dans sa main le pouvoir de rendre la joie à Nacéna. Que donnera donc Nacéna pour voir son désir satisfait ?

— Tout, répliqua la jeune fille, tout ce que je possède. Et cependant, ajouta-t-elle avec désespoir, non, Marna Shebotha, il n’y a plus de bonheur pour Nacéna. Aguara ne tient plus à moi. Il est bien loin, bien loin, bien loin !

— Les charmes de Shebotha peuvent te donner la vengeance, et la vengeance est un bonheur.

— Oui, prononça la jeune fille avec une sombre violence, je veux me venger et je me vengerai. Endors-la pour toujours, l’étrangère ! et prends ce que tu voudras en récompense, tout ce que je possède, tout, même ma vie !

— Shebotha ne faillira pas, dit la sorcière. Ce qu’elle entreprend, elle l’achève. Nacéna promet de la récompenser, mais sa promesse doit être un serment. À genoux, ici, sous cette tombe, les os de ton père sont déposés là-haut et son esprit te voit. Il te sourira, car il ne pardonnerait pas à Aguara l’injure qu’il fait aux filles des Tovas et à sa propre fille. Jure par ces restes que tu seras fidèle à ta promesse ! »

Nacéna obéit. L’ombre de l’échafaudage où reposait le chef mort couvrait son visage ; cependant, les spectateurs couchés sous l’arbre pouvaient distinguer ses traits. À voir la jeune fille dans l’attitude de la prière et la hideuse sorcière debout, les mains levées au-dessus de sa tête, on eût dit une magicienne de la Thessalie dictant ses volontés à une malheureuse jeune fille livrée par le désespoir à cette criminelle influence.


CHAPITRE XIX
LA SORCIERE PRISONNIERE


Gaspardo et ses jeunes amis avaient écouté cet affreux entretien avec un poignant intérêt.

Quand il se termina, leurs cheveux se dressaient sur leur tête, car il n’y avait point pour eux d’incertitude sur la personne à laquelle devait être administré le breuvage. C’était la mort même de Francesca qui venait d’être résolue.

La Providence leur était venue en aide en leur permettant de connaître cet horrible dessein ; ils se demandèrent immédiatement quelle ligne de conduite il leur fallait adopter pour y mettre obstacle.

Ils n’avaient pas beaucoup de temps pour réfléchir. Dans quelques minutes, quelques secondes peut-être, les deux femmes allaient s’éloigner, et, peut-être, avant le lendemain, l’innocente victime succomberait à l’atteinte du poison. Ils savaient que Shebotha, sorte de prêtresse de la tribu, y possédait une influence considérable. Elle trouverait facilement accès auprès de la captive au visage pâle. Qui sait même si le soin de veiller sur elle ne ferait point partie de ses attributions religieuses ou officielles ? Dès cette nuit, le noir projet pouvait s’accomplir, et, au point du jour, Francesca aurait cessé de vivre.

Cette pensée émut tellement Cypriano qu’il fut sur le point de bondir pour s’emparer des deux complices ou les frapper de son machete. Il fut arrêté par le bras vigoureux de Gaspardo, -qui murmura les mots suivants à son oreille :