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étrange. La lune qui se couchait ne jetait plus que des ombres incertaines et éclairait de profil seulement les échafaudages dont chacun prenait un aspect sinistre.

Au milieu de ces lugubres objets, cette jeune fille prosternée aux pieds de la hideuse sorcière semblait lui demander ou grâce de la vie, ou le pardon de quelque crime terrible.

Pendant deux ou trois minutes, Nacéna resta ainsi agenouillée, tandis que la sorcière murmurait quelques paroles, étendait son bras vers les quatre points du ciel et lui passait ensuite ses doigts sur le visage comme pour la magnétiser.

« Nacéna souffre d’un chagrin ! dit-elle enfin, en accentuant ses mots.

— Oui, murmura la jeune fille à voix basse.

— Un chagrin qu’elle veut cacher à tous, car autrement elle n’aurait pas demandé à Shebotha de venir la retrouver ici.

— Shebotha, la sorcière ! cette infernale harpie, dit tout bas le gaucho. Quelle diablerie est en train de se machiner. Ne faisons pas de bruit, muchachos, nous allons apprendre de jolies choses. »

Il n’avait pas besoin de leur recommander le silence. Les jeunes gens contemplaient avec stupeur les geste de la vieille Indienne et restaient aussi silencieux, aussi immobiles que les branches du banyan qui les cachait.

« C’est vrai, répondit Nacéna, j’ai besoin de l’aide de Shebotha ; c’est vrai, je veux que cela soit ignoré de tous.

— Ha ! ha ! fit la sorcière en découvrant sa mâchoire édentée. Les jeunes beautés ont donc besoin quelquefois des vieilles femmes. Il ne suffît donc pas d’être belle, et tu reconnais qu’il est des puissances supérieures à la jeunesse.

— Je le reconnais, répondit Nacéna toujours prosternée.

— C’est bien, reprit la sorcière, Shebotha n’ignore rien ; elle sait ce que Nacéna attend d’elle. C’est un nouveau charme qui replace Aguara en son pouvoir. L’ancien a perdu sa force, le jeune chef a quitté la tolderia de sa tribu pour ramener la jeune Paraguayenne au visage pâle. Il veut faire cet affront aux filles des Tovas de leur donner pour reine une étrangère, et Nacéna ne veut pas subir cet affront. »

La jeune fille sembla hésiter avant de répondre.

« Si ce n’est que cela, continua la sorcière, Shebotha peut faire ce que Nacéna désire. »

Nacéna resta encore silencieuse, elle s’était relevée et se tenait en face de la sorcière ; quoique évidemment effrayée de se sentir en sa puissance, elle avait retrouvé toute sa résolution.

Gaspardo et les jeunes gens pouvaient voir distinctement son visage et y lire toute l’agitation de son cœur.

« Mama Shebotha, dit-elle enfin, le charme que vous aviez donné à Nacéna pour Aguara n’a servi à rien ; Nacéna, maintenant, n’a plus de confiance dans les charmes. C’est autre chose, c’est un remède plus sûr qu’elle implore de vous. »

Ces derniers mots étaient prononcés d’une voix sourde qui indiquait un violent combat intérieur.

« Pas de charme pour Aguara, vraiment ! reprit la sorcière, que veux-tu ? Peut-être Nacéna désire-t-elle un breuvage pour adoucir le sommeil de ses nuits ?

— Ce n’est pas de cela non plus qu’il s’agit, reprit la jeune Indienne. Dormir la nuit pour souffrir le jour, à quoi bon ?

— Qui veux-tu donc endormir ? dit lentement la sorcière, serait-ce Aguara ?

— Ce n’est pas Aguara.

— Qui donc ? Serait-ce la jeune fille au pâle visage ?

— C’est elle, répondit Nacéna.

— Elle a fait un long voyage, son corps et son âme sont brisés, reprit la sorcière. C’est d’un long repos sans doute qu’elle a besoin. Pour combien de temps Nacéna voudrait-elle la faire dormir ? »

L’Indienne parut comprendre instinctivement la signification de la question qui lui était posée. En ce moment, la violence de sa passion l’emporta, ses yeux lancèrent des éclairs sous les pâles rayons de la lune.

« Pour toujours ! répondit-elle.

— Le breuvage qui donne le long sommeil est difficile à préparer, répondit la sorcière. Il faudra à Shebotha bien des choses qui ne se trouvent que loin d’ici. Puis il y a danger à le fournir. Aguara a résolu de faire de la jeune fille au visage pâle notre reine. Il est maintenant chef de la tribu. Sa puissance est grande ; sur un soupçon, il ferait mettre à mort la pauvre vieille Shebotha. Cependant que donnerait Nacéna pour voir la Paraguayenne s’endormir paisiblement sans que plus jamais ses yeux se rouvrent au soleil du Chaco ?