Page:Reid - Aventures de terre et de mer, Hetzel, 1891.djvu/183

Cette page n’a pas encore été corrigée

compagnons, et tous trois, quittant leur place en rampant, allèrent se cacher au milieu des branches touffues et des nombreuses racines aériennes d’un énorme figuier.

Ils ne restèrent pas longtemps dans le doute. Une forme humaine apparut à leurs yeux gravissant en silence l’escarpement. À sa taille, à sa draperie flottante on devinait une femme, à son costume bigarré on reconnaissait une Indienne.

Après avoir fait quelques pas sur le plateau, elle s’arrêta et regarda autour d’elle comme si elle eût cherché une personne qu’elle s’étonnait de ne pas voir déjà arrivée.

Le figuier était à l’ouest et à moins de dix pas de distance de l’endroit où l’ombre s’était arrêtée. Lorsqu’elle se retourna, la lune donna en plein sur son visage, et ceux qui étaient cachés sous l’arbre purent apercevoir distinctement ses traits. Ils la reconnurent tous en même temps ; ils voyaient devant eux la jeune Indienne Nacéna ! Que pouvait-elle venir faire à pareille heure en un pareil endroit ?

Après tout, c’est ce qui importait peu.

La première idée qui vint à l’esprit de Gaspardo fut de s’approcher d’elle, de la bâillonner pour étouffer ses cris et, s’il était nécessaire, de la faire prisonnière. Son but, en agissant ainsi, eût été de s’en faire un otage. Il savait que Nacéna était la fille d’un chef de grande autorité dans la tribu. Une fois en leur pouvoir, ils seraient peut-être à même de l’échanger avec Francesca.

Quelques instants de réflexion firent comprendre à Gaspardo que la chose était impraticable. Pour arriver à Nacéna, il fallait franchir quelques pas à découvert. Elle ne pouvait manquer de les apercevoir avant qu’il pût lui mettre la main sur la bouche. Un cri, un appel de la jeune Indienne eussent suffi à dénoncer leur présence.

Cependant le gaucho restait convaincu qu’il y avait un parti quelconque à tirer de cette rencontre avec Nacéna. Son arrivée à une telle place, à une heure si indue, était une sorte d’avance de la destinée. Quel intérêt cette jeune fille pouvait-elle avoir à la perte de Francesca ?

Ne serait-il pas possible de l’engager à les aider pour rendre la liberté à celle qu’ils recherchaient avec tant d’ardeur ?

Le gaucho communiqua tout bas ses pensées à l’oreille de ses compagnons. Eux aussi ils furent persuadés qu’on devait trouver Nacéna plutôt bienveillante qu’hostile. Tous les deux l’avaient connue ainsi que son père presque familièrement. Elle était plusieurs fois venue à l’estancia avec le grand chef, et souvent, dans les excursions avec Halberger, ils l’avaient rencontrée et associée à leurs jeux enfantins.

Tandis qu’ils raisonnaient ainsi, abrités dans l’ombre épaisse du banyan de l’Amérique du Sud, la nouvelle venue ne pouvait les voir, non plus que leurs chevaux qui n’étaient plus sous l’échafaudage ; par un motif de prudence, ils avaient été conduits un peu plus loin et cachés au milieu d’un taillis.

Gaspardo et les deux jeunes gens délibéraient encore, lorsqu’un nouveau bruit pareil à celui qui les avait déjà surpris à l’arrivée de Nacéna parvint à leurs oreilles. C’était le pas de quelqu’un qui gravissait le sentier de la montagne. La jeune fille l’entendit aussi, car elle se tourna dans la direction d’où il se produisait.

À l’expression de ses traits, ils purent reconnaître qu’il n’y avait dans cet incident rien qui la surprît.

La personne qui arrivait était à coup sûr attendue par elle. Ce n’était pas cependant un sentiment de joie qui se traduisait sur son visage à son approche, mais de crainte plutôt, mêlée d’impatience.

Les pas se rapprochaient toujours, mais lentement et comme en se traînant. Enfin, une seconde femme parut au-dessus du bord escarpé du plateau.

Sa contenance était bien propre, en effet, à inspirer l’effroi et même l’horreur. Ridée, courbée, chenue, affectant au milieu de ses contorsions un certain air solennel, cette créature était évidemment une de celles qui, élevées au rang de sorcières par la superstition des Indiens, finissent par croire elles-mêmes au pouvoir surnaturel qu’on leur attribue. On trouve de ces jeteuses de sort, devineresses et empoisonneuses, dans la plupart des tribus indigènes de l’Amérique, et elles y sont l’objet d’une déférence qui, toutefois, n’a rien de sympathique.

La jeune fille, en apercevant celle-ci, se hâta d’aller à sa rencontre. Quand elle fut à portée de la main de la sorcière, elle tomba à genoux et resta dans cette posture de suppliante devant elle.

Le spectacle auquel assistaient Gaspardo et ses amis cachés sous leur arbre était vraiment