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CHAPITRE XVII
NACÉNA


Aux yeux d’un peintre, la jeune fille assise près du lac dans une attitude gracieuse, avec ses longues tresses qui se reflétaient sur la surface calme des eaux, eut semblé une personnification symbolique de la paix.

Et cependant chez cette Indienne, au fond de son jeune cœur, il existait plus de passion farouche que chez tous les êtres qui parcouraient la plaine voisine. La haine éclatait dans le regard fixe de son œil sombre, dans les mouvements rapides et irréguliers de sa poitrine, dans les étranges paroles entrecoupées qui de temps en temps s’échappaient involontairement de ses lèvres.

« Il est allé la voir… réjouir ses yeux de la vue de sa face pâle qu’il croit plus belle que mon visage. Peut-être pense-t-il la ramener avec lui et en faire la reine de notre tribu ?… Si cela doit être, continua la jeune fille en se redressant à demi et en tendant un bras vers le lac, si un pareil malheur m’attend, si cet affront est réservé à la fille de mes pères, Esprit des eaux, apprête-toi à recevoir Nacéna dans ton sein ! »

Elle resta un moment muette comme si elle attendait une réponse à son invocation. Puis ses pensées changèrent brusquement, elle se redressa ; son visage s’illumina d’un éclair de rage. « Non, s’écria-t-elle, le fils du grand mort, qui dort là de son dernier sommeil, n’outragera pas ainsi la fille d’un chef Tovas dont le rang était presque égal à celui de son père. S’il est infidèle à sa promesse, donnée en présence de Naraguana, Nacéna se vengera. Elle sait comment on meurt et comment on donne la mort. Elle mourra, mais non pas seule. Non, Esprit des eaux, Nacéna ne t’appartiendra pas avant que la sombre mort ait confondu dans son embrassement sa rivale et le traître ! »

Cessant alors sa prière à l’esprit invisible qu’elle avait conjuré, l’Indienne se retourna, mais ses pensées restèrent les mêmes. Un moment auparavant, elle était suppliante, abîmée de désespoir, maintenant elle ressemblait à une jeune tigresse, prête à déchirer de ses dents et de ses ongles tout obstacle qui pourrait se dresser sur sa roule.

Tandis qu’elle gardait son attitude menaçante, un cri sortit des toldos et résonna à travers la plaine. Elle regarda dans cette direction et ce qu’elle aperçut vint augmenter encore l’expression haineuse de son visage. Une troupe de cavaliers entrait dans le village, et ses premiers rangs venaient de s’arrêter devant la malocca. À leur tête était un homme qu’elle reconnut au premier coup d’œil. C’était Aguara, le jeune chef Tovas. Près de lui se trouvait une jeune fille vêtue d’un costume européen. Elle était une étrangère dans la ville, mais Nacéna l’avait déjà vue auparavant, elle la reconnut.

Du reste, elle ne s’arrêta pas à l’examiner en détail ; elle n’aperçut qu’un vêtement blanc comme le visage de la femme qui le portait. Son cœur brisé laissa échapper un cri et elle tomba sur la rive du lac comme si la mort eût subitement étendu la main sur elle !

Mais ce qui faisait défaillir ce cœur altier n’était qu’un spasme de désespoir et de fureur.

En revenant à elle quelques moments après, l’Indienne ne cria pas, ne poussa pas même un soupir.

Les lèvres serrées, elle se releva, et tourna ses pas vers le village avec une démarche lente mais ferme ; son parti était pris. Elle était résolue à se venger, fût-ce au prix de sa vie.

De leur côté, Gaspardo et ses jeunes compagnons, suivant toujours la piste, étaient ar-