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dit-il enfin, vous m’en donnerez avis et vous recevrez immédiatement un acompte sur la récompense promise. Si vous le ramenez vivant, je vous payerai la somme entière. Si cependant vous y trouvez trop de difficulté, il suffira que vous m’apportiez sa tête, ses oreilles, une main, quoi que ce soit qui me témoigne qu’il ne vit plus, et la somme vous sera comptée intégralement au moment où vous me donnerez une de ces preuves irrécusables que mes ordres ont été compris et exécutés par vous-même. Écoutez-moi encore, Rufino Valdez, Halberger ne s’est pas enfui seul. Je doublerai la somme si, avec le savant allemand, vous ramenez la femme qu’il a entraînée dans sa fuite. Cette femme a été enlevée par lui en violation des lois de notre pays ; la loi exige qu’elle soit réintégrée sur notre territoire. Il faut que, coûte que coûte, force reste à la loi. »

Pendant tout le cours de son règne tyrannique, jamais Gaspar Francia n’avait été plus altéré de vengeance, car jamais il n’avait été bravé d’une façon si imprévue.

Accoutumé à rencontrer partout une obéissance servile, il n’avait jamais songé qu’un habitant quelconque de ses domaines pût oser s’en échapper sans sa permission.

En dépit de l’entremise de plusieurs puissances étrangères, il avait eu l’audace, pendant de longues années, de retenir Amédée Bonpland prisonnier ; et cette fois il se voyait mis en défaut par un étranger sans nom et presque sans relations ; cette pensée le remplissait de fureur. Il était comme un tigre qui vient de voir s’échapper à travers les barreaux de sa cage sa victime encore vivante et sans blessure. C’était plus qu’un désappointement, c’était une humiliation qui soulevait toutes ses mauvaises passions, tout son orgueil sauvage. Depuis le jour de la disparition d’Halberger, ses cuarteleros avaient été sur pied, battant le pays dans toutes les directions, remontant et redescendant le fleuve jusqu’aux frontières de l’Uruguay. Ils n’avaient pas cherché du côté du Chaco parce qu’ils ne l’eussent pas osé. Mais qui donc d’ailleurs eût supposé qu’Halberger aurait eu cette témérité de fuir un danger pour en affronter un pire encore. Tout le monde, et Francia lui-même, ignorait entièrement les liens d’amitié qui existaient entre le chef Tovas et le naturaliste. Pour un blanc, pénétrer dans cette contrée sauvage et inconnue, c’était courir au-devant d’une mort assurée. Ainsi pensait le despote paraguayen, et c’est pour cette raison qu’il n’avait pas envoyé d’expédition dans le Chaco.

Il savait Valdez capable de tout ; c’est pourquoi, à bout de moyens, il avait fait appel à son intelligence et à sa scélératesse.

Il ne lui fut pas difficile d’obtenir de lui une vigoureuse coopération. Valdez nourrissait contre Halberger une haine implacable au sujet d’une affaire où sa bassesse avait été dévoilée à tous par l’honnête naturaliste. Il jura au dictateur de lui donner satisfaction et se mit immédiatement à l’œuvre avec toute la sagacité et la détermination d’un chien de chasse. Toutefois, bien que sa haine pour le noble caractère d’Halberger, haine si naturelle à ses vils instincts, fût encore stimulée par le haut prix que lui offrait Francia pour la mort ou la capture du fugitif, le secret d’Halberger avait été si fidèlement gardé par le chef des Tovas que Valdez consuma cinq années en recherches absolument stériles.

Il avait inutilement descendu le fleuve jusqu’à Corrientes, San-Rosario et Fanta-Fé, et même jusqu’aux villes de Buenos-Ayres et Montevideo.

Il avait cherché sa victime dans la direction opposée, jusqu’à Fort Coïmbra et jusqu’aux villes de l’Uruguay, et il n’avait nulle part obtenu d’informations ni découvert le plus léger indice. Halberger avait emmené avec lui tous ceux qui connaissaient le secret de son départ et qui s’en faisaient les généreux et dévoués complices. Il s’était en outre échappé en bateau et n’avait rien laissé derrière lui qui pu faire connaître la direction qu’il avait prise. Francia lui-même en était confondu. Ses plus habiles espions y avaient perdu leurs peines. Nous l’avons dit, aucun d’eux n’aurait imaginé qu’un homme blanc pût chercher un refuge dans le Chaco.

Pour eux, toute cette conduite eût paru semblable à celle d’un fugitif se jetant dans la gueule d’un tigre pour éviter celle d’un jaguar.

Ce ne fut qu’après cinq années d’inutiles pérégrinations que Rufino Valdez, à bout d’efforts, songea enfin à aller s’enquérir jusque dans le Chaco du malheureux qui avait encouru le courroux de Francia. Sa propre haine contre Halberger, plus encore que l’appât de la récompense promise, peut seule faire comprendre l’incroyable persévérance de ce bandit ; c’était tout à fait en désespoir de cause