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ils devaient avoir agi de même, car il ne leur était d’aucune utilité de faire le détour.

Ses compagnons partagèrent son avis, et tous trois entrèrent dans la plaine dépouillée, Gaspardo en tête et surveillant la route.

Cette marche à travers un désert présentait deux difficultés. La première était de ne pas s’écarter de la véritable direction ; leur guide n’avait voyagé qu’une seule fois dans cette contrée, il y avait fort longtemps de cela. On n’apercevait pas la moindre trace de sentier, car c’était là que la tempête de poussière semblait avoir eu son maximum d’intensité, et elle y avait effacé toutes les empreintes. En avant, il n’existait ni arbres, ni collines, aucun point de repère. Gaspardo se guidait uniquement sur le soleil. Par bonheur, le ciel était sans nuages, comme il l’est presque toujours sur les llanos du Gran Chaco.

L’autre difficulté était de nature toute différente. La marche des voyageurs se trouvait sans cesse entravée par de larges espaces de terrains criblés de trous qui couraient souterrainement à fleur du sol comme des terriers de lapins. Chacun d’eux avait à son entrée ou un peu à côté un grand tas de débris de toute espèce. Nos voyageurs les reconnurent pour des gîtes de vizcachas50. Ils virent les animaux eux-mêmes, au nombre de plusieurs centaines, assis à l’ouverture de leurs demeures souterraines, et qui, loin d’être effrayés par l’approche des cavaliers, les contemplaient avec une gravité placide des plus amusantes. Ils n’essayaient de fuir et de se cacher qu’au moment où les chevaux les foulaient presque sous leurs sabots. Ils se retiraient alors d’une allure si lourde et si maladroite qu’on aurait cru qu’ils regardaient ce dérangement comme aussi inutile qu’ennuyeux.

Ces animaux sont plus gros que des lapins, et ils ont des incisives beaucoup plus longues ; leur grande queue et leurs courtes pattes de devant les font ressembler plutôt à d’énormes rats. Les terriers de ceux-ci n’étaient pas placés dans les parties les plus stériles de la plaine, mais dans les endroits où le sol, un peu plus fertile, se couvre d’une grossière végétation. L’agouti51, un autre animal de l’Amérique du Sud, appartient à un genre analogue et fréquente exclusivement les déserts secs et arides. La vizcacha, dont il existe plusieurs espèces, préfère établir sa demeure dans les plaines où se trouve une certaine abondance d’herbe et de gazon.

Gaspardo dit qu’elles se nourrissaient des racines du chardon et qu’elles les déterraient au moyen de leurs fortes pattes munies de trois doigts.

L’habitude peut-être la plus curieuse de ces animaux est celle qui les porte à former de grands tas de débris à l’entrée de leurs habitations. Ces monceaux rempliraient souvent plusieurs paniers à bras et se composent d’objets hétéroclites, tels que pierres, tiges de végétaux, cornes ou ossements de bétail, boulettes de terre sèche, bois, etc., bref tout ce qui peut se trouver aux environs des terriers.

Cette coutume est à peu près inexplicable ; Gaspardo savait que les vizcachas agissaient ainsi et rien de plus. Il raconta même à ce propos l’histoire amusante d’un certain gaucho qui, ayant égaré son maté et sa bombilla et les ayant cherchés partout, eut l’idée d’aller se promener sur le territoire d’une colonie de vizcachas. Il y retrouva sa propriété ainsi que plusieurs autres objets déposés sur l’un de ces amas de débris.

Si ces agglomérations étaient composées d’objets bons à manger, on pourrait supposer que ce sont des magasins de vivres mis en réserve pour les cas de nécessité ; c’est ainsi qu’agissent les écureuils, les marmottes et d’autres animaux. Mais ici rien de pareil ; le plus souvent, dans le tas entier, on ne trouverait pas la moindre chose sur laquelle un rat voulût user ses dents.

Une autre singularité intéressa beaucoup les voyageurs, surtout Ludwig, dans leur marche à travers la colonie des vizcachas : de petits hiboux52 occupaient le sol en commun avec les quadrupèdes, et comme eux, quand ils étaient effrayés, s’abritaient au fond des terriers.

Ces oiseaux grotesques se montraient de tous côtés, perchés seuls ou par couples sur les monticules de débris dont nous venons de parler, comme s’ils eussent été chargés de veiller sur l’entrée de l’habitation commune. Quand les cavaliers approchaient, quelques-uns s’envolaient en poussant un cri rauque et perçant ; puis, après avoir battu des ailes à une distance de quelques mètres, ils s’abattaient sur un autre tas plus éloigné et regardaient alors tranquillement les importuns.

Ludwig avait lu la description d’un hibou d’une espèce semblable et de mœurs très analogues qui habite les vastes pampas ou prairies de l’Amérique du Nord, et se cache dans