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frotter le front pour tâcher d’en faire sortir une idée. Tous restèrent silencieux, chacun cherchant un moyen de s’emparer des oiseaux. Le gaucho, le premier, reprit la parole :

« Gracias a Dios ! s’écria-t-il, je tiens peut-être ce que je cherchais. Ramassez du bois, mes enfants, préparez un feu ; avant qu’il soit allumé, il se peut que j’aie une autruche toute plumée et prête à rôtir. Où est ma chemise blanche ? »

Tout en parlant, le gaucho se dirigeait vers les bagages épars sur le sol, et commençait à défaire une des sacoches qui était encore accrochée à l’arçon de son recado. À ces mots de Gaspardo : « Où est ma chemise blanche ? » Ludwig et Cypriano se regardèrent fort intrigués.

« Si Gaspardo n’est pas fou, dit Ludwig — j’ai peur qu’il ne s’en manque guère.

— C’est la faim qui lui donne la fièvre, répondit Cypriano — ma foi, laissons-le faire. Si cette mascarade le distrait, tant mieux pour lui. Ce n’est inquiétant que pour sa chemise. »

Le gaucho ne laissa pas longtemps ses jeunes compagnons à la devine. Après avoir remué le contenu des sacoches, il en sortit sa chemise des dimanches43, toute brodée et blanche comme la neige. L’ornementation n’avait pas d’importance, il ne s’agissait que de la couleur.

Il se dépouilla ensuite de son poncho et passa la chemise à la façon ordinaire. Ludwig et Cypriano n’en pouvaient croire leurs yeux. Leur étonnement était tel, qu’ils laissèrent faire Gaspardo sans lui adresser une question.

Mais en ce moment Gaspardo, qui jusque-là semblait avoir obéi à une idée fixe, interrompit ses singuliers préparatifs comme si une autre idée, survenue en sens contraire, l’avait soudainement arrêté dans son dessein.

« Señor Cypriano, dit-il, je réfléchis — oui, ma foi, je réfléchis que vous pourrez faire l’affaire beaucoup mieux que moi.

— Quelle affaire ? s’écria Cypriano, de plus en plus stupéfait. Savez-vous, Gaspardo, que depuis un instant nous nous demandons si votre tête…

— Si ma tête ?… dit Gaspardo.

— Si votre tête ne déménage pas.

— Rassurez-vous, mon enfant, dit Gaspardo en éclatant de rire. — Ce que je vous demande est simple comme bonjour. Il s’agit de mettre ma chemise, ou la vôtre, si vous le préférez, et de vous déguiser en grue, en un mot, de faire « la grue ».

— La grue ?

— Eh bien, oui, la grue.

— Mais dans quel but ?

— Dans le but louable de conquérir un morceau de chair d’autruche pour notre souper. Je suis décidément un peu trop gros pour jouer le rôle de grue ! Vous, señor Cypriano, vous êtes presque de la taille convenable ; et, quand je vous aurai habillé, je parie mon cheval contre un âne, que vous pourrez vous approcher de ces gaillards-là sans leur donner le moindre soupçon.

— Pour Dieu ! Gaspardo, expliquez-vous, je ne comprends pas un traître mot de votre discours. Supposez que la chose est faite, je suis une grue ; eh bien, après ? que faut-il qu’elle fasse, la grue que je serai ?

— Vous allez le savoir. Enlevez d’abord votre jaquette, et laissez-moi vous passer cette chemise sur les épaules. »

Cypriano ne broncha pas. Il ôta son vêtement et resta en manches de chemise devant le gaucho.

Celui-ci mit sa chemise sur les épaules du jeune homme, et la disposa de façon à lui ajouter l’appendice d’une sorte de queue blanche. Il prit ensuite un long bout de ficelle, et il serra les larges pantalons autour des jambes de Cypriano pour les faire paraître aussi minces que possible. Alors, il ôta le chapeau du Paraguayen, qui était en feutre mou, passa dans son bord antérieur un long bâton de forme conique épointé, auquel il donna une couleur d’un noir bleuâtre en le frottant de poudre mouillée. Cypriano, avec son chapeau replacé sur sa tête, offrit alors le simulacre grossier d’un oiseau ayant un bec noir long de plus d’un pied. Le bord de ce bizarre couvre-chef fut rabattu sur le cou et sur les oreilles du jeune garçon, en lui laissant les yeux suffisamment découverts pour lui en permettre l’usage.

Une légère couche de poudre humide sur ses joues naturellement brunes, compléta la transformation de la tête. L’artiste n’avait cependant pas encore achevé sa besogne. Prenant dans sa poche un mouchoir de soie écarlate, comme ceux dont les gauchos sont presque toujours munis, il l’attacha autour du cou de Cypriano, de manière à figurer une large poche rouge devant sa poitrine.