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coucher sans souper, c’est-à-dire de vérifier une fois de plus la valeur du proverbe qui prétend que « qui dort dîne. »

« Puisque nous ne sommes pas de force à manger de l’herbe, serrons nos boucles, rétrécissons d’un cran nos ceintures, » dit philosophiquement Cypriano à Ludwig, qui ne put s’empêcher de sourire en s’apercevant que, prenant à la lettre l’avis de son cousin, il était en train de serrer en effet la boucle de sa ceinture de cuir.

Gaspardo n’avait pas l’air content, non ! il avait le nez long, comme on dit, et n’écoutait rien que les cris de son robuste estomac. Les trois cavaliers restèrent d’abord immobiles en se jetant mutuellement des regards où chacun d’eux pouvait lire : « Ce n’est pourtant pas amusant de se passer de dîner ! » Puis, petit à petit, la résignation se fit, tous les trois semblèrent prendre leur parti de dormir l’estomac vide. Cypriano et Ludwig avaient déjà fait choix d’un emplacement qui prit leur tenir lieu de chambre à coucher ; seul le gaucho n’en était pas encore arrivé à renoncer à tout espoir de se mettre quelque chose sous la dent. Il restait comme dans une muette contemplation en observation devant le paysage.

L’histoire de la manne dans le désert lui revenait-elle à l’esprit ? toujours est-il que son regard errait de la forêt de palmiers à la verdoyante savane qui s’étendait immense en face de leur bivouac, comme s’il eut espéré quelque chose de cet acte de foi.

Tout à coup un geste plein de fantaisie lui échappa.

« Qu’y a-t-il, Gaspardo ? lui demanda Cypriano.

— Il y a, il y a, ma foi, je ne sais pas ce qu’il y a ! dit le gaucho en montrant la plaine ; mais ne voyez-vous rien là-bas dans la direction de mon bras ? »

Cypriano regarda dans la direction indiquée en abritant ses yeux avec sa main, car c’était du côté de l’ouest et le soleil était encore au-dessus de l’horizon. Ludwig bientôt l’imita.

« Est-ce de ce quelque chose qui dépasse les grandes herbes que vous entendez parler, dit Cypriano, quelque chose comme deux tiges de cardon41, avec une touffe de feuilles au sommet ?

— Précisément, répondit Gaspardo.

— Eh bien, reprirent les deux jeunes gens, qu’est-ce que vous croyez que cela peut être ?

— Un couple d’avestruz42 ou d’autruches le mâle et la femelle, autant que j’en puis juger à leurs cous qui sont assez longs pour dépasser les plus hautes herbes des pampas, mais pourtant de tailles différentes.

— Vous devez avoir raison, Gaspardo, dit Ludwig ; tenez, cela marche : ce sont des autruches, en effet. La grande s’est même rapprochée de l’autre. Elles sont maintenant dans un espace découvert et nous pouvons les voir des pieds à la tête. Comme elles sont grandes ! Oh ! voilà qu’elles baissent la tête, que font-elles, selon vous ?

— Elles font ou essayent de faire la même chose que nous, je pense : elles cherchent leur dîner. Je parie bien qu’elles auront plus de succès que nous, car elles ne sont pas très difficiles sur le menu. Elles se contentent de racines et d’herbes ; et si elles n’en trouvent pas, elles ne font pas difficulté d’avaler du sable et même des cailloux. »

Le gaucho lit une pause comme pour se donner le temps de la réflexion. Ludwig réfléchissait aussi. Les paroles prononcées par Gaspardo avaient réveillé ses instincts de naturaliste, et il désirait en entendre davantage. Mais le jeune Paraguayen, qui ne s’inquiétait guère des habitudes de l’autruche ou de tout autre oiseau, demanda simplement : « Sont-elles bonnes à manger, les autruches, Gaspardo ?

— Bonnes à manger, señorito ! Santissima ! qu’est-ce qui n’est bon à manger pour l’homme qui meurt de faim ? Il ne s’agit pas de leur qualité, mais de la façon de les prendre. Si je pouvais avoir mon lazo ou mes bolas autour des jambes de l’une d’elles, le mâle ou la femelle, cela m’est égal, je vous donnerais un dîner de prince. Maladita ! que faire ? pas moyen de les approcher à portée ; pas un buisson pour s’abriter !

— Mettons-nous à quatre pattes, rampons dans l’herbe, dit Cypriano, dont l’appétit semblait s’accroître d’instant eu instant.

— Ce ne serait pas de refus si cela devait servir à quelque chose, mais nous n’y gagnerions rien, mes enfants ; de tous les animaux, oiseaux ou quadrupèdes, qui parcourent ces savanes, aucun n’est plus craintif et plus difficile à approcher que les grands oiseaux qui paissent là-bas. Ils fuiraient bien vite avant d’être à portée de nos bolas, de nos lazos ou même de nos carabines. »

Le gaucho cessa de parler et se remit à se