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Cypriano exprima son étonnement à cette étrange révélation. Mais Ludwig comprit tout de suite la cause du phénomène qui avait tant émerveillé Gaspardo.

Pendant l’après-midi, les voyageurs remontèrent la rivière, mais sans y découvrir la piste qu’ils avaient tant d’intérêt à retrouver. Bien que cette contrée fût des plus sauvages et qu’on n’aperçût pas la moindre trace d’habitation humaine, ils suivaient pourtant un sentier qui longeait le bord du Pilcomayo. Peut-être avait-il été fait par les hommes, peut-être par les animaux, peut-être par les uns et les autres ; mais quels que fussent les êtres qui l’avaient foulé, on ne pouvait plus y distinguer d’empreintes. L’ouragan avait tout effacé, et l’on ne reconnaissait le sentier qu’au sol battu et à la rareté de l’herbe qui d’ailleurs y croissait moins élevée.

Ils n’étaient pas aussi surpris que d’autres des énormes épaisseurs de poussière que l’ouragan avait étendues sur la contrée. Ils savaient qu’après des périodes de sécheresse prolongée il existait d’immenses étendues de pampas où non seulement le sol se pulvérisait, mais encore les herbes de la plaine, les feuilles des arbres et même les rudes tiges des chardons. Les bestiaux périssaient par milliers dans ces contrées désolées et l’homme avait peine à y trouver de quoi vivre. Quand une tempête succède à l’une de ces grandes sécheresses, on trouve souvent des animaux ensevelis sous la poussière et morts par suite du manque d’herbe ou d’eau. Gaspardo raconta à ses jeunes compagnons qu’il avait vu naître plusieurs procès à la suite d’une tormenta entre propriétaires qui ne parvenaient plus à reconnaître les limites de leurs propriétés effacées par les dépôts de poussière.

« S’il en est ainsi, disait Ludwig, nous ne trouverons d’empreintes nulle part de longtemps ; et si nous sommes dans une mauvaise direction, au milieu de ces solitudes, comment le saurons-nous ? »

Gaspardo réagissait de son mieux contre ce qu’il y avait d’anxiété dans les réflexions de son jeune maître.

« J’admets, lui disait-il en lui montrant le fleuve, que nous allons sans guide bien certain. Mais que pouvons-nous faire de mieux ? nous éloigner du fleuve gâterait encore plus les choses, autant vaudrait chercher une épingle au milieu des herbes de la pampa. Nous irions alors tout à fait au hasard, et il serait plus sage de tourner tout de suite la tête de nos chevaux et de nous en revenir chez nous. Or, au point où nous en sommes, je ne suppose pas que vous ayez cette intention.

— Non, non ! s’écria Cypriano, Non, pas avant d’avoir tout fait pour retrouver la niña !

— Sans doute, sans doute, reprit Ludwig, revenir sans Francesca, ce serait condamner ma mère à un chagrin éternel. Si jamais nous en sommes réduits là, ce ne peut être qu’après avoir épuisé jusqu’à nos dernières forces.

— À la bonne heure, Ludwig, répondit Cypriano, j’aime à vous entendre parler ainsi.

— Nous sommes tous du même avis là-dessus, répliqua Gaspardo. Francesca doit être retrouvée, et si… »

Il allait dire « si elle est vivante, » mais il craignit d’énoncer un doute et il arrêta sa phrase.

« Vamos ! continua-t-il en changeant rapidement de sujet. Vous savez, mes jeunes maîtres, que les Indiens Chaco vivent rarement loin d’un fleuve. Ils aiment trop les bains pour cela. Bien n’est plus curieux que de les voir tous ensemble dans l’eau, les vieux, les jeunes, tout le monde ; ces sauvages nagent et plongent comme des dantas39. J’ai vu un Indien Chaco plonger au bord d’une large rivière et sortir de l’autre côté sans avoir une seule fois levé sa tête au-dessus de l’eau. »

Cypriano fit signe qu’il avait été témoin d’un fait semblable.

« Eh bien ! señoritos, continua le gaucho, ma conclusion est celle-ci : comme ces Indiens sont de vrais canards, ils ne s’installeront jamais à une grande distance des bords d’une rivière, et cette rivière doit être le Pilcomayo ou l’un de ses affluents.

— Explorons-les tous ! s’écria Cypriano.

— Très bien, señor Cypriano ; mais cela n’abrégera pas notre route, car il y a un bon nombre d’affluents soit à droite, soit à gauche du grand fleuve. J’espère bien que loin d’avoir à les remonter tous, nous pourrons nous dispenser d’en remonter même un seul. Si nous avions à perdre notre temps dans une recherche de ce genre, il nous faudrait des indices qui ne se présenteront pas. Nous avons dix chances sur une de retrouver la piste des cavaliers indiens en allant au contraire tout droit devant nous et en serrant le plus près possible les rives du fleuve. Soyez tranquilles, mes enfants, une fois sur la trace, je sais un gaucho qui les traquera jusqu’à leurs nids. »