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CHAPITRE XI
LE POISSON QUI FAIT DU FEU


Il y eut une lutte violente au milieu du riacho : elle dura peu. Le cheval de Ludwig reprenait courage en se sentant secouru ; il fit un effort de vigueur pour aider à celui qui était tenté en sa faveur ; ses jambes de derrière, dégagées, reprirent bientôt leur fonction, et il finit par toucher terre à son tour.

Le bord de ce cours d’eau bourbeuse présentait un étrange tableau ; les trois chevaux frissonnants semblaient près de défaillir, et leurs cavaliers n’étaient guère dans un meilleur état.

Le plus âgé des trois conservait encore un peu de force, mais il était loin de se sentir aussi solide et aussi alerte que d’habitude. Jamais il n’avait subi une si violente attaque des gymnotes, et il ne pouvait s’expliquer leur puissance extraordinaire qu’en l’attribuant à l’électricité de la tempête qui, sans doute, avait surexcité en elles l’énergie du fluide.

C’était là, en effet, l’explication la plus plausible du fait ; la raie électrique, parfois complètement inoffensive, est d’autres fois l’animal le plus dangereux qu’il soit possible de rencontrer au sein des eaux.

Les chevaux furent quelque temps avant de se remettre de l’influence et des souffrances causées par les décharges galvaniques des gymnotes. Les cavaliers et Gaspardo lui-même avouaient qu’ils se sentaient très mal à leur aise. Cependant le gaucho finit par retrouver sa vaillante humeur. Le succès de sa double pêche au lazo, la première qu’il eût faite en ce genre, l’avait ragaillardi, et il communiqua un peu de son entrain à ses deux compagnons. Ils reprirent sans délai leur voyage, et, tout en continuant à suivre les bords du Pilcomayo, Gaspardo donnait à ses jeunes compagnons toutes les informations à sa connaissance relativement aux singuliers animaux auxquels ils avaient eu tant de peine à se soustraire.

« Les gauchos, dit-il, les appellent des raies : cependant j’ai entendu le señor Ludovico (il désignait ainsi le père de Ludwig) leur donner le nom de gymnotes37. Je suppose que c’est celui qui est connu des naturalistes.

— C’est vrai, répondit le jeune Ludwig en s’intéressant aux paroles de Gaspardo. C’est là, eu effet, leur nom scientifique.

— Avez-vous jamais vu de près un de ces vilains diables ? demanda Gaspardo.

— Non, répliqua Ludwig, mais j’ai souvent entendu mon père en parler. »

À ces mots de « père », un nuage passa sur les traits du jeune homme ; il était évident qu’il ne pensait déjà plus aux gymnotes.

« Moi, dit Gaspardo, j’en ai vu beaucoup. Près de l’endroit où j’allais à l’école, il y avait une espèce de mare qui était pleine de raies électriques, et nous autres enfants nous nous en amusions beaucoup, quoique nous en eussions très peur. Vous allez voir que ce n’était pas sans raison. Je me souviens qu’un jour j’assistai à un triste spectacle. Un vieux bœuf, qui n’avait plus qu’un œil, s’était laissé choir dans cette mare. Les enfants ne doutent de rien : j’avais eu la chance d’accrocher, avant que la pauvre bête fût à vau-l’eau, une corde à l’extrémité de ses cornes ; nous nous mîmes une douzaine au moins à tirer sur cette corde, persuadés que nos efforts suffiraient à ramener le pauvre animal du gouffre où il était tombé. Naturellement, nous n’y parvînmes pas. Le malheureux bœuf n’en eut pas pour longtemps. Je le vois encore, après s’être débattu un instant, s’abîmer tout d’un coup sous l’eau comme s’il eût été frappé d’un