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agitant leurs grandes ailes au-dessus de l’eau, s’élevèrent dans les airs en protestant parleurs cris contre le dérangement qu’on leur causait.

Pendant un moment, ils tournèrent au-dessus de la tête des cavaliers en poussant leurs notes perçantes, comme s’ils avaient espéré leur disputer le passage du ruisseau. Cependant, quand leurs chevaux se mirent à l’eau, ils comprirent que pour le moment leur pêche était finie, et, cessant leurs bruyantes démonstrations, ils partirent l’un après l’autre en quête d’une retraite plus tranquille.

Le passage était tel que Gaspardo l’avait supposé : c’était une barre entre le fleuve principal et son tributaire. Ni en aval ni en amont les chevaux n’auraient pu passer à gué, et même sur la barre, au point le plus profond, leurs sangles baignaient dans l’eau.

La distance à parcourir était de plus de cent mètres, car c’était à cette place que le riacho avait sa plus grande largeur.

Ils avaient franchi les deux tiers du passage et se félicitaient déjà d’être bientôt arrivés sur l’autre rive, quand tout d’un coup les chevaux firent halte en frémissant de la tête aux pieds.

Au même instant, chacun des trois cavaliers ressentit une commotion étrange et tellement simultanée, que leurs exclamations s’échappèrent de leurs trois bouches à la fois comme d’un seul gosier.

Gaspardo seul reconnut la cause de ces chocs imprévus.

« Caramba ! s’écria-t-il, c’est une raie électrique. Non pas une, mais peut-être un millier ! Il y en a tout autour de nous, je le vois bien au frémissement des chevaux. Donnez de l’éperon, señoritos ! donnez de l’éperon, ou nos bêtes paralysées n’atteindront jamais le bord ! »

Ainsi apostrophés, les jeunes gens piquèrent de toute la force de leurs talons et leurs montures s’avancèrent encore, mais avec inquiétude et une visible irrésolution. Parfois elles essayaient de reculer en dépit des coups d’éperon.

Les cavaliers n’échappaient pas à cette influence. Le fluide subtil courant le long des membres des chevaux, pénétrait dans le système nerveux des hommes et leur causait de violentes secousses. Tous les trois se sentirent d’autant plus troublés que la force ne pouvait rien contre l’obstacle bizarre qui s’opposait à leur marche en avant. Gaspardo seul conservait encore assez de présence d’esprit pour parler et agir.

« Éperonnez, criait-il, éperonnez ! si nous ne gagnons pas le bord rapidement, les gymnotes auront raison de nous et de nos bêtes. Nos chevaux s’enfonceront dans l’eau comme des pierres, et nous-mêmes, si nous n’échappons pas à l’influence de ces infernales bêtes, nous ne pourrons passer ni à gué ni en nageant. En avant donc, señoritos ! Jouez de la cravache et des éperons comme s’il s’agissait du salut de nos âmes ! »

Ludwig et Cypriano n’avaient pas besoin d’être excités. Ils sentaient parfaitement l’imminence du péril et ne comprenaient que trop que chaque minute le décuplait. Tous deux poussaient leurs montures autant que le leur permettait leur énergie défaillante.

Gaspardo, le premier, finit par atteindre le bord, il fut suivi de près par Cypriano. Mais quand tous deux, se retournant, jetèrent les yeux sur Ludwig, ils s’aperçurent que celui-ci était resté en arrière d’eux à quelques mètres de la rive ; son cheval tremblait comme une feuille et refusait d’avancer. Le cavalier commençait à perdre la tête en voyant l’inutilité de ses efforts. Tout d’un coup sa monture cessa de bouger. Le gaucho et Cypriano la virent peu à peu enfoncer. Évidemment Ludwig était hors d’état de la retenir !

Cypriano fit mine de descendre de cheval et de se jeter à l’eau pour aller au secours de son cousin.

« Gardez-vous en bien, s’écria le gaucho. Vous n’arriveriez qu’à périr avec lui. Il y a mieux à faire pour le salut de Ludwig. »

En même temps, il détachait son lazo de sa selle et le faisait tournoyer autour de sa tête. Le nœud coulant tomba juste sur les épaules de Ludwig. Le jeune homme enlevé de sa selle abordait, cinq minutes après, sain et sauf sur le rivage.

Sans perdre un instant, le gaucho relâcha le lazo, le détacha promptement des épaules de Ludwig, le fit siffler encore et le lança sur le cheval dont l’arrière-train était déjà sous l’eau.

Cette fois, la boucle largement ouverte tomba sur le cou de l’animal en entourant dans sa première moitié la haute selle espagnole qu’il portait ; Gaspardo, assurant solidement le lazo autour de son poignet et de son avant-bras, fit faire demi-tour à sa propre monture du côté opposé à la rive, et l’encourageant de la voix, il la lança d’un élan vigoureux en avant.