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Que faire ? remonter jusqu’à la source aurait exigé une demi-journée ou même une journée tout entière. Cypriano était trop impatient pour y songer et Gaspardo lui-même paraissait médiocrement disposé à un retard. Essayer de passer à l’endroit où ils se trouvaient semblait être une entreprise hasardeuse ; il leur faudrait peut-être nager. Cependant cette alternative ne les eût pas arrêtés si le bord opposé avait offert une pente douce ou quelque point facile qui permît aux chevaux d’aborder. Mais il n’en était pas ainsi ; au contraire, la berge s’élevait perpendiculairement à plus de deux pieds au-dessus de l’eau, et, sous l’eau, cette sorte de muraille pouvait être encore plus profonde. Les voyageurs étaient dans l’impossibilité d’évaluer la profondeur à cause de la coloration de l’eau, conséquence de la tormenta, et il n’existait ni courant ni ride pour les aider à se former une opinion même approximative.

Ils restaient indécis sur leurs selles. S’il avait été seul, Cypriano, dans son impatience, aurait lancé son cheval en plein cours d’eau, mais Gaspardo avait mis la main sur la bride en lui disant : « Patience ! il est bon de réfléchir, même avant de faire une folie. »

Ils demeurèrent ainsi pendant plus de dix minutes, tantôt jetant les yeux sur le ruisseau, tantôt se regardant les uns les autres.

« Gracias a Dios ! que Dieu soit loué ! » s’écria tout d’un coup le gaucho.

Il proféra cette exclamation d’un ton si satisfait et avec un tel soupir de soulagement que ses jeunes camarades comprirent que le problème était résolu et que le moyen de passer était découvert.

« Qu’avez-vous imaginé, mon bon Gaspardo ? demanda Cypriano, toujours le plus prompt à interroger.

— Regardez là-bas, dit Gaspardo en montrant de la main l’endroit où l’affluent réunissait ses eaux à celles du fleuve. Que voyez-vous là-bas, señoritos ?

— Rien de particulier, quelques grands oiseaux blancs avec de longs becs qui ressemblent à des grues.

— Certainement, ce sont des grues, et même des grues-soldats, des garzones36. Eh bien ! qu’en pensez-vous ?

— Qu’elles nagent.

— Nager ! pas le moins du monde. Le garzon ne nage jamais. Elles passent à gué, señoritos ; oui, à gué !

— Eh bien ! après ? fit Ludwig.

— Comment ! après ? Je suis étonné que vous, naturaliste, un savant qui avez appris à raisonner, vous ne tiriez pas la conclusion d’un fait aussi clair.

— Quelle conclusion ? demanda naïvement le jeune savant.

— La plus simple du monde, à savoir que, comme le dit la chanson, si les canards l’ont bien passé, nous passerons nous aussi le riacho. Les grues ont de longues jambes, c’est vrai, mais où un garzon peut passer, un cheval n’est pas obligé de nager. Non, muchachos ! nous traverserons à l’endroit où ces gros oiseaux blancs sont en train de s’amuser. Nous pourrions même peut-être le faire ici, mais cela serait moins sûr. Il y a évidemment une barre de sable entre le riacho et la rivière, et voilà pourquoi les grues sont à l’eau. J’ajoute que, si elles y sont, ce n’est pas pour le simple plaisir d’y prendre un bain de pieds. Il est probable que l’orage a troublé les poissons et les a ramenés du large contre la barre. Les grues, les trouvant là à leur portée, y sont venues à leur tour. Tout s’enchaîne à merveille, vous le voyez, et nous n’avons nous-mêmes rien de mieux à faire que de mettre à profit le résultat de l’expérience faite par les grues. »

Le gaucho avait raison. Les garzones étaient activement occupés à pêcher ; les uns plongeaient leur bec sous l’eau ; d’autres, la tête renversée, montraient sous leur gorge de vastes poches écarlates gonflées par le poisson qu’ils s’efforçaient d’engloutir.

« C’est pitié de les déranger de leur dîner, dit Gaspardo, surtout après le service qu’elles nous ont rendu en nous montrant le gué. Por Dios ! Il nous faut pourtant le faire, il n’y a pas moyen de l’éviter. Allons, señoritos, descendons, nous demanderons en passant pardon à mesdames les grues de la liberté que nous prenons à leurs dépens. »

En disant ces mots, Gaspardo se dirigea vers le confluent des deux cours d’eau, suivi par ses compagnons qui n’avaient fait, comme on le pense, aucune objection au discours du brave gaucho.

Au bout de deux cents pas, ils arrivaient au territoire de pèche des grues.

Ces grands oiseaux, effrayés par l’approche de créatures si différentes de celles qu’ils voyaient ordinairement, se hâtèrent d’avaler le contenu de leurs poches écarlates, puis,