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tourmente qui l’a produit, baissera aussi vite qu’il s’est élevé. Il est déjà tombé de plus d’un demi-pied ; voyez les traces qu’il a laissées sur les pierres. »

Et il désigna du doigt un endroit que l’eau boueuse avait mouillé et dont elle s’était déjà retirée. C’était bon signe. Tous trois retournèrent donc dans la grotte pour y empaqueter leurs bagages, donner quelques soins à leurs montures, sur lesquelles la tourmente avait agi tout autant que sur le jaguar, et se préparer à reprendre leur route.

Aussitôt cette besogne terminée, le gaucho se donna sur la poitrine, en guise de mea culpa, un coup de poing qui eût abattu un autre que lui-même.

« Santo Dios ! je perds la tête, s’écria-t-il, c’est pitié de laisser ce beau jaguar derrière nous. Sa peau vaudrait de l’argent si quelqu’un la portait au marché. Comme le mâle était beau ! Jamais je n’en ai vu un plus magnifique. Ah ! si votre… »

Il s’arrêta brusquement. Il allait dire :

« Si votre père avait été là, il ne lui aurait pas laissé remporter sa fourrure. »

En effet, si bon chasseur qu’il fût, Gaspardo avait trop souvent vu Halberger à l’œuvre pour douter de ce qu’il eût fait à sa place. Il n’était pas non plus sans regretter ce beau coup, et certes il ne l’eût pas laissé échapper s’il n’eût eu à craindre que pour lui-même, et s’il n’avait dû penser avant tout aux jeunes gens qui lui étaient confiés.

Il garda donc pour lui le surplus de ses réflexions. Le brave homme ne voulait pas renouveler la douleur des jeunes gens, en évoquant un nom lié à de si chers et si cruels souvenirs.

« Caramba ! reprit-il aussitôt. Il ne sera pas dit que j’abandonnerai cette tigresse aux fourmis, aux loups ou à toute autre vilaine bête qui aurait la chance de se promener par ici. Qui sait d’ailleurs si nous ne repasserons pas bientôt devant cette caverne ? Quoi qu’il en doive arriver, je tiens à pouvoir un jour ou l’autre rentrer en possession de cette fourrure. J’ai tout le temps nécessaire pour la dépouiller avant que l’eau soit assez basse pour nous laisser traverser. Ainsi, à l’ouvrage. »

Tout en parlant il avait dégainé son grand couteau de gaucho et se mettait en devoir de dépouiller le jaguar. L’opération ne dura pas longtemps. La superbe fourrure avec ses mouchetures d’un noir de jais cédait rapidement sous ses doigts habiles, et bientôt la carcasse de la bête gisait nue sur le sol.

« Quant à cela, les saubas peuvent le prendre et s’en régaler, dit-il en montrant la chair encore fumante, et je ne les plaindrai pas ; il y a telle occasion où des chrétiens s’en arrangeraient comme eux ; je me souviens d’un temps où j’aurais été bien aise d’en avoir une tranche à griller. Oui, mes jeunes maîtres, dans ce même Chaco, j’ai vécu une semaine entière sur la carcasse d’un viz-cacha34 étique, sans compter le mal que je m’étais donné pour l’attraper.

— À quelle époque, Gaspardo ? » demanda Ludwig, intéressé malgré sa tristesse par les paroles du gaucho.

Ludwig avait les dispositions de son père ; il aimait tout ce qui se rapportait à la nature ou aux luttes soutenues contre elle.

« Ma foi, senorito, l’affaire arriva il y a pas mal de temps. Mais l’histoire est trop longue pour que je vous la raconte aujourd’hui. Nous n’avons plus maintenant qu’à disposer cette peau de façon qu’elle puisse sécher ici, à l’abri des indiscrets, et puis nous remonterons en selle. »

Prenant alors quelques bouts de corde dans son recado, il pratiqua quatre petits trous aux quatre extrémités de la dépouille de son jaguar, et la fixa à l’aide de ces cordes à des stalactites de la grotte qui se trouvaient là tout à point pour lui remplacer les clous qu’il n’avait pas.

« C’est vraiment, dit-il en contemplant la peau faisant plafond au-dessus de sa tête, un séchoir digne d’elle. À cette place, elle est hors de portée des saubas et des loups, et si personne qu’eux ne vient fourrer son nez par ici et se mêler de ce qui ne le regarde pas, elle pourra s’y garder des semaines sans se gâter. Les choses ne se détériorent pas dans une caverne comme en plein air ; je ne sais pas pourquoi, c’est peut-être parce que le soleil ne les atteint pas. »

Ludwig aurait pu certainement expliquer le phénomène à son ami, mais il était un peu tard pour entreprendre son éducation scientifique, et il ne l’essaya pas. On peut voir d’ailleurs que pour Gaspardo l’expérience remplaçait la science.

En regardant une seconde fois au dehors, ils reconnurent que le torrent avait assez baissé de niveau pour leur permettre d’en suivre le bord. Aussi, sans perdre plus de temps, ils