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C’était un gros bout de cierge, long d’environ six pouces et fabriqué avec la cire de l’abeille sauvage qu’on emploie dans les églises du Paraguay. Sa flamme brillante éclairait tous les objets contenus dans la caverne, les voyageurs, leurs chevaux, leurs bagages et le jaguar étendu mort à l’entrée, dont la peau jaune mouchetée se détachait sur le fond sombre du rocher.

Mais à peine la flamme eut-elle pris toute sa vigueur, que les yeux des voyageurs eurent la très désagréable surprise d’être subitement arrêtés par la vue d’une seconde peau de jaguar, non moins mouchetée, mais bien plus brillante que la première. C’était un second jaguar, non pas mort celui-là, mais vivant et bien vivant, couché sur un bloc de rocher à l’extrémité la plus reculée de la grotte !

Il avait au moins deux fois la taille de celui qui avait été tué et son aspect était dix fois plus effrayant. Au premier coup d’œil, on le reconnaissait pour le mâle dont Gaspardo avait parlé.

« C’est le mâle ! » dit-il aussitôt que la lumière du cierge lui eut permis de le distinguer. « Santissima ! et nous nous sommes donné bien du mal pour nous assurer sa compagnie ! »

Ses compagnons pétrifiés par la surprise gardaient le silence.

« Carrai ! grommela le gaucho entre ses dents. Je m’étonne qu’il soit resté si longtemps tranquille. Il faut que la tormenta ait singulièrement modifié son humeur. Qui peut savoir ce qui se passe dans sa tête et ce qui cause son immobilité ? Ne nous y fions pas. L’envie peut lui prendre subitement de sauter sur nous, et un animal de cette taille, mes enfants, se moquerait autant d’une balle que d’un coup de cravache. Regardez-le, il est presque aussi gros qu’un de nos chevaux ! On ne fait pas deux miracles dans la même journée. — Une halle qui le blesserait seulement au lieu de le tuer ne ferait que le rendre plus formidable. »

Les deux jeunes gens tenaient à la main leurs carabines.

« Faut-il faire feu néanmoins ? demandèrent-ils.

— Gardez-vous en bien, sur votre vie ! mieux vaudrait essayer de lui céder la place, si l’état de terreur, de stupéfaction, d’engourdissement où la tormenta met souvent les animaux les plus énergiques et les plus violents devait nous en laisser le temps. J’entends la pluie tomber par torrents, mais cela ne fait rien, tout plutôt qu’une rencontre avec un gaillard comme celui-ci. S’il pleut, c’est que la poussière est abattue — et c’est le principal. Nous pourrons peut-être nous en tirer personnellement en lui abandonnant nos montures, et en filant pour notre compte par la lucarne que nous avons laissée à notre barricade… Elle ne suffirait pas à le laisser passer — mais nous avons autant besoin de nos montures que de nous-mêmes, et d’ailleurs ce serait une lâcheté que de livrer nos bonnes bêtes à ce brigand-là. Il n’y a pas deux partis à prendre. Ouvrons notre barricade, défaisons de nos mains l’ouvrage de nos mains. Détruire est plus facile que de bâtir. — À l’œuvre donc. Que Cypriano qui a une bonne arme fasse sentinelle. Si le jaguar bouge, visez à l’œil, mon enfant ! »

Et tandis que Ludwig tenait le cierge, Gaspardo, dont la force musculaire était doublée par l’imminence du danger, se mit à démolir sa muraille.

Dès qu’une ouverture fut pratiquée, suffisamment grande pour leur livrer passage ainsi qu’à leurs chevaux, le gaucho écarta les ponchos et jeta un regard au dehors.

Cependant, tenu en respect par Cypriano qui le couchait en joue, ou sous le poids encore de l’émoi que lui causait la tourmente, le jaguar n’avait pas bougé. Ses yeux fixes et brillants n’avaient pas quitté ceux de Cypriano. L’intrépide enfant n’avait pas bronché. Mais le moment le plus périlleux devait être celui de la retraite. Il en est de l’animal comme de l’homme, tout ce qui ressemble à une fuite de son adversaire est comme un signal d’attaque qu’il reçoit.

À ce moment une exclamation du gaucho attira l’attention de Ludwig.

« Qu’y a-t-il, Gaspardo ? lui demanda-t-il.

— Il y a, répondit Gaspardo avec un geste de désespoir, il y a qu’il n’y a pas moyen de sortir. Regardez ! »

L’eau s’était élevée de six pieds au-dessus de son premier niveau et elle coulait en bas de la caverne avec la violence d’un torrent, le courant balayait jusqu’à l’entrée de la grotte et ne laissait pas un pouce de sentier par lequel les hommes et les chevaux pussent opérer leur retraite. Toute issue était évidemment coupée. La circonstance était critique, car rester dans la caverne, c’était rester à la discrétion du jaguar.

Le ciel, en s’éclairant, projetait jusqu’au