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vous deux, restez à terre, je vais faire feu. »

Un éclair brilla, la détonation d’un pistolet se fit entendre. Le tigre foudroyé roulait à son tour sur le sol.

« Coup superbe ! s’écria Gaspardo en reconnaissant au bruit sourd qu’avait fait la chute de l’animal qu’il avait dû frapper juste. Relevez-vous, mes enfants. Un agneau ne tombe pas plus vite sous la main d’un boucher. Venez m’aider à chercher notre gibier au milieu de nos couvertures, et n’ayez crainte de les toucher, elles ne renferment qu’une carcasse de jaguareté. »

Les deux jeunes gens furent bientôt debout. Le gaucho battit le briquet, et tous les trois s’approchant de leur victime, ils purent constater que le pistolet du gaucho avait admirablement fait sa besogne ; la balle, par un hasard providentiel, avait touché droit au cœur.

« Nos pauvres ponchos ! dit Gaspardo. — Ils ne nous ont pas été inutiles. Qui sait si je serais venu à bout d’abattre ce maudit animal s’ils n’avaient pas paralysé ses mouvements ? C’est la Vierge qui a guidé ma main, bien sûr, mes enfants. Nous lui devons un fameux cierge. »

Cependant, par l’ouverture, le vent, la poussière et le froid pénétraient à l’envi dans la grotte et y tourbillonnaient tout à leur aise. Nos trois voyageurs s’empressèrent de débarrasser leurs ponchos du corps du tigre, et ayant retrouvé leurs couteaux, ils parvinrent à s’abriter une fois encore contre la tormenta.

Ce travail accompli, Gaspardo allait se préparer à faire un bon feu dans le dessein de savourer plus gaiement son repas. Mais il fut arrêté par une pensée qui se présenta soudain à son esprit.

« Quand il y a un jaguareté quelque part, dit-il, on a observé que ces aimables personnages ne manquent jamais de chasser deux par deux. Nous avons tué la femelle, nous aurions eu plus de mal si nous avions eu affaire au mâle. Or, à moins d’incident extraordinaire, le mâle doit rôder dans les environs et nous courons le risque de le voir arriver à tout moment pour nous réclamer son gîte. J’en conclus que, pour nous assurer contre sa visite, il nous faut boucher notre porte d’une façon un peu plus solide.

— Mais comment ? Avec nos selles, cela ne suffirait pas

— Certainement non, señores, je le sais à merveille. Je n’ai pas voulu parler de nos selles, mais il y a ici des quartiers de roc, peu faciles à remuer sans doute, avec lesquels nous ferions une magnifique muraille. »

En effet, quand les jeunes gens avaient reçu le choc du jaguar, il leur avait été facile de se rendre compte qu’ils n’avaient pas été jetés par lui sur des lits de plume, leurs côtes étaient là pour témoigner du contraire. Tombés au milieu des débris, roulés sur leurs angles, chacun de leurs membres meurtri ou écorché leur attestait que des matériaux solides de construction devaient abonder autour d’eux. D’ailleurs, à l’éclair du coup de pistolet et aussi, quoique moins distinctement, à la faible lueur qui provenait du dehors, leurs yeux avaient pu ajouter à leur certitude en ce sens.

« Bâtissons-nous une barricade et vivement ! » dit Gaspardo ; nous pouvons l’élever intérieurement sans déranger le rideau jusqu’au moment où elle sera assez haute. Ne perdons pas un instant. Vous deux, apportez-moi des pierres, je les metterai à leur place. »

Ludwig et Cypriano ne se firent pas prier. Us se mirent à l’œuvre avec ardeur, et ce fut à qui soulèverait les plus gros débris pour les mettre à la disposition du gaucho.

Les pierres furent disposées et arrangées par Gaspardo en forme de muraille grossière. Bien que construite dans l’obscurité, elle était assez forte pour résister aux attaques d’un animal quelconque, l’éléphant excepté. Or, comme il ne se trouve pas d’éléphants dans le Chaco, les voyageurs semblaient n’avoir plus rien à craindre.

Tel était l’avis de Gaspardo qui encore une fois partit à la recherche de son briquet.

« J’ai un bout de chandelle de cire, dit-il ; que Dieu me le pardonne, je l’avais ramassé dans l’église de l’Asuncion. Elle avait été allumée sur le corps de ma pauvre vieille mère, et je désirais la garder comme souvenir. Ay Dios ! qui eût jamais pensé que ce serait en pareille circonstance que j’aurais à la rallumer ? Mais il est malsain de manger dans l’obscurité. Je n’ai jamais aimé cela ; ce qu’on mange ne vous profite pas quand les yeux n’en ont pas leur part. »

Gaspardo affectait de parler avec bonne humeur. Il connaissait le lourd fardeau qui pesait sur le cœur de ses jeunes compagnons et il espérait l’alléger en les détournant un peu de leurs pensées. Mais aucun d’eux ne fit chorus à sa bonne volonté ; il battit donc le briquet et le cierge fut enfin allumé.