Page:Reid - Aventures de terre et de mer, Hetzel, 1891.djvu/140

Cette page n’a pas encore été corrigée

les choses se soient passées comme vous le supposez.

— Mieux ! pourquoi donc, Ludwig ?

— Nous avons du moins une espérance, celle de retrouver Francesca. Si le vieux chef est innocent, il ne manquera pas de nous la faire rendre, quand bien même le coupable serait son propre fils.

— J’en doute, repartit tristement son cousin.

— C’est pourtant notre seul espoir, continua Ludwig. Si ce forfait a été commis par quelque autre tribu ennemie de nous autres blancs, et vous savez que toutes celles du Chaco sont dans ce cas, quelle chance avons-nous de leur reprendre ma sœur ? L’enlever de force serait impossible, il y aurait folie d’y songer. Nous n’aurons d’autre alternative en le tentant que d’y perdre la vie, ou, et ce serait pis, la liberté sans profit pour elle.

— C’est vrai, dit Cypriano, je reconnais que sans l’aide de Naraguana notre expédition est désespérée. Mais nous aurions plus de chance de succès si nous devions requérir son aide contre d’autres tribus que la sienne. Contre des Guaycurus, par exemple, ou des Mbayas, ou des Anguites, le chef Tovas pourra prendre en main notre cause. Quoique les tribus du Chaco se liguent volontiers toutes ensemble lorsqu’il s’agit d’une expédition contre les blancs, elles ont souvent de mortelles haines les unes contre les autres. Mon espoir se fonde plutôt sur cette supposition que sur toute autre chose qu’il soit en notre pouvoir d’accomplir. Si, au contraire, nous avons affaire aux Tovas !…

— Ce sont les Tovas ! » interrompit Gaspardo qui, tout en chevauchant et tout en ne perdant pas de l’œil la piste de l’ennemi, n’avait pourtant pas cessé d’écouter la conversation.

Au même instant, il arrêtait brusquement sa monture et désignait quelque chose sur le sol, tout à côté de son cheval.

« Regardez, s’écria-t-il, voilà la preuve de la culpabilité des Tovas ! »

Ludwig et Cypriano s’avancèrent pour examiner ce qu’il leur désignait ainsi.

C’était un objet sphérique à peu près de la dimension d’une orange, et d’une couleur brune foncée. Tous deux reconnurent une bola, pierre ronde, couverte de cuir cru, et semblable à l’une de celles qui pendaient aux arçons de leurs propres selles.

« Quelle preuve trouvez-vous là, Gaspardo ? dit Cypriano. C’est une bola que quelqu’un a laissé tomber et dont la courroie s’est brisée. Mais qu’est-ce que cela prouve ? Tous les Indiens Chaco ne portent-ils pas des bolas ?

— Oui, mais pas de pareilles à celle-ci. Examinez-la, dit-il en se penchant sur sa selle et ramassant la bola sans quitter les étriers ; y voyez-vous le moindre signe de rupture ? Non, elle n’a jamais été attachée par une courroie. Caramba ! senores, c’est une bola perdida29 ! »

Les deux jeunes gens se passèrent l’objet et n’y découvrirent rien qui put laisser supposer qu’il appartenait à un couple de bolas. C’était une lourde pierre, entourée d’une enveloppe de peau de vache, avec laquelle on l’avait recouverte quand elle était encore humide, et qui, en séchant, s’était resserrée sans laisser un seul pli. Il n’y avait aucune apparence de courroie, on ne voyait que la couture qui la fermait. Quelle que put être son utilité, la bola était complète en elle-même.

— Une bola perdida ! Je n’ai jamais entendu parler de cela, dit Ludwig.

— Ni moi non plus, ajouta Cypriano.

— J’en ai entendu parler, moi, dit le gaucho, et j’ai vu aussi ses effets. C’est une arme dont les Indiens se servent avec une adresse qui vous surprendrait. Ils la lancent à plus de trente mètres et en frappent la tête d’un ennemi avec autant de sûreté que si elle sortait du canon d’une carabine. Maldita ! J’ai vu des crânes écrasés par un pareil coup, mieux que s’ils avaient été cassés par un bâton de quebracho30. La bola perdida, señores ! ce n’est pas un jouet d’enfant, je vous l’assure.

— Mais quelle preuve avez-vous qu’elle ait ait été perdue par des Tovas ? »

Cette question était faite par Ludwig.

« Ils sont les seuls Indiens qui puissent l’avoir laissé tomber, car eux seuls se servent de cette arme. Aucune autre tribu ne l’emploie. N’en doutez pas, mes enfants, elle a été perdue par un traître Tovas. »

Les deux jeunes gens firent une signe d’assentiment, et, dès ce moment, ils surent que la piste qu’ils suivaient alors était certainement la piste des Tovas.

Cette connaissance acquise d’une façon si inattendue affecta les voyageurs bien différemment. À Ludwig elle donna, sinon de la joie, du moins un rayon d’espérance de retrouver sa sœur, tandis que chez Cypriano elle ne produisit qu’un désespoir plus sombre encore.

« Au-dessus des Tovas, au-dessus du misé-