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CHAPITRE VII
L’ARBRE BAROMÈTRE


« De quoi s’agit-il donc, Gaspardo ? demanda enfin Cypriano cédant à son impatience, nous devrions déjà être loin d’ici, nos moments sont précieux.

— Je le sais, patron ; mais si cet arbre dit vrai, s’il n’est pas menteur, nous aurions tort de nous presser. Venez ici ! Et regardez ces fleurs. »

Quittant leurs chevaux, les jeunes gens s’approchèrent de l’arbre et examinèrent ses grappes embaumées.

« Qu’ont donc de particulier ces fleurs ? reprit Cypriano, je n’y vois rien d’étrange.

— Moi j’y vois quelque chose, dit Ludwig, qui avait reçu de son père quelques leçons de botanique. Ces corolles sont à demi fermées et elles ne l’étaient pas il y a une demi-heure. Je les ai remarquées et elles étaient en plein épanouissement.

— Ne bougez pas, fit Gaspardo, et observons encore. »

Ses compagnons obéirent. Après cinq minutes d’examen ils virent que les corolles des fleurs s’étaient encore plus fermées, tandis que les pétales se recroquevillaient et se crispaient sur elles-mêmes.

« Ay Dios ? s’écria le gaucho, il n’y a plus de doute, nous allons avoir une tempête, un temporal ou une tormenta27 !

— Ah ! interrompit Ludwig, c’est un arbre ninay28. J’ai souvent entendu mon père en parler.

— Oui, mon jeune maître. Regardez ces fleurs, elles se ferment encore ; dans moins d’une heure nous n’enverrions plus une seule, il n’y aurait plus que des boutons. Que faire ? il serait malsain pour nous de rester ici, et d’autre part cela n’avancerait en rien notre voyage. Nous ne savons pas au juste le moment où la tempête arrivera sur nous, mais, à la façon dont parle ce baromètre, elle promet d’être violente.

— Mais ne pouvons-nous pas nous abriter dans la forêt ?

— Ce serait bon pour des Indiens d’aller chercher dans la forêt un remède pire que le mal. La forêt ! patron, si c’est une tormenta, il vaut mieux cent fois nous trouver au milieu de la plaine. Nous n’y serons pas à l’aise, mais nous y serons toujours moins exposés que sous des arbres dont la chute pourrait nous écraser. J’ai vu les plus gros algarrobas déracinés, balayés par une tormenta et voltigeant en l’air comme des plumes d’autruche.

— Quel parti prendre alors ?

— Vraiment, répondit le gaucho, mieux vaut encore monter sur nos chevaux et courir à toute vitesse devant nous. Voilà ! ce sera toujours autant de chemin de fait, et après à la grâce de Dieu ! Allons, mes enfants ! en selle et suivez-moi. Je n’ai pas été pendant trois ans prisonnier des Indiens du Chaco sans connaître un peu leur pays. Si je ne me trompe, nous avons chance d’atteindre une grotte qui pourrait nous servir de refuge sur le bord du fleuve ; c’est assez loin d’ici, malheureusement, mais qui ne risque rien n’a rien. C’est une affaire de temps ; et pour cela prions d’abord la Vierge ! »

En disant ces mots, le gaucho s’agenouilla, fit le signe de la croix, et récita un pater auquel les jeunes gens répondirent par un amen.

« Maintenant, muchachos ! cria le gaucho en se relevant, à cheval et sauvons-nous !… »

À ces mots il sauta en selle, les deux cousins l’imitèrent, et tous trois, enfonçant leurs éperons dans les flancs de leurs montures, ils eurent bientôt laissé derrière eux le feu du bivouac qui pétillait encore.