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cet endroit, quelques bagages sont épars çà et là, et près d’eux trois chevaux non sellés sont encore attachés à leurs piquets.

Deux de ces hommes sont à peine entrés dans l’âge de la virilité ; le troisième est plus âgé, il a environ trente ans.

Il n’est pas besoin de dire quels sont ces trois voyageurs : le lecteur aura deviné Gaspardo, Ludwig et Cypriano.

Nous l’avons dit, Mme Halberger avait elle-même exigé que son fils accompagnât son cousin et Gaspardo. Ils ne seraient pas trop de trois pour la tâche qu’ils entreprenaient, et quant à elle, dans son estancia, sous la garde de ses fidèles péons, elle ne devait courir aucun danger.

Ils ne sont encore que sur le bord du Pilcomayo, à une journée de distance du point de départ de leur expédition. Ils sont arrivés en cet endroit en suivant les traces des assassins. Fatigués par leur marche rapide et par deux nuits sans sommeil, ils ont campé sur la piste.

Suffisamment reposés par leur halte, ils se préparent maintenant à reprendre leur route dès qu’ils auront achevé le déjeuner qui s’apprête.

Sur une pierre plate presque rougie par la chaleur des tisons, une certaine quantité d’épis de maïs est en train de griller24. Enfilé dans un asador ou broche et rôtissant devant la flamme est un rôti qui, d’après nos usages européens, semblerait peu appétissant. C’est un singe, un des guaribas25 qui, attirés par la flamme, ont eu pendant la nuit la témérité de s’approcher du feu de bivouac, comme pour se mettre à la portée de la carabine de Gaspardo. Il servira de pièce de résistance pour le repas matinal des voyageurs. Ils ne sont pas à court de vivres, car ils ont emporté avec eux du bœuf salé, mais Gaspardo a un faible pour le singe rôti et le préfère au charqui. D’ailleurs, ils veulent ménager leurs provisions.

Il y a aussi sur les cendres un vase dans lequel chante un liquide dont les bouillonnements menacent de renverser le couvercle. C’est de l’eau avec laquelle ils vont préparer leur thé, le véritable maté du Paraguay ; trois tasses de noix de coco, munies de leurs bombillas ou tubes d’aspiration, sont placées sur l’herbe en attendant le moment de s’en servir.

Dispersés au milieu des bagages, « recado, selles, jergas, caronas, caronillos, cinchas, cojinillos, ponchos et sobre-puestos26, outre trois paires de bolas, trois lazos, trois couteaux de chasse et trois fusils, » se trouvent des vivres de tout genre.

Malgré cette abondance, la joie ne règne pas dans le camp ; bien que les voyageurs soient affamés, l’odeur de la viande rôtie et l’arôme de la yerba ne les égaye pas ; tous les trois ont le cœur rempli de noires pensées.

Leur expédition n’est ni un divertissement, ni une promenade, ni une chasse. Ils poursuivent des assassins et des ravisseurs, ils ont hâte de continuer à les suivre. Aussi leur déjeuner est-il bientôt expédié. Les deux jeunes gens sont déjà debout, le pied à l’étrier Que fait donc le gaucho, son repas fini ? Quelle raison pouvait-il avoir de s’attarder auprès du bivouac ?

Les jeunes compagnons, impatients, se demandaient du regard le motif d’une lenteur à laquelle Gaspardo ne les avait pas habitués. Sans doute le soleil était à peine levé, car il ne dépassait pas encore la cime des arbres ; mais, dans un voyage de la nature de celui qu’ils avaient entrepris, cela ne justifiait pas une perte de temps inutile. Ils avaient bien remarqué pendant leur déjeuner que, tout en sellant les chevaux, les traits de Gaspardo, si ouverts d’ordinaire, avaient une expression inaccoutumée de souci ou de réflexion. Quelque chose le préoccupait, à côté même de la douleur qui leur était commune à tous, et certes ils savaient que le fidèle gaucho l’éprouvait aussi vivement qu’eux-mêmes. Mais qu’était-ce ? Il avait à plusieurs reprises quitté le feu et même le déjeuner pour parcourir le terrain découvert qui s’étendait aux environs. Il s’était chaque fois arrêté auprès d’un certain arbre avec une attention singulière.

Au dernier moment même, le pied levé pour se mettre en selle, à leur grand étonnement, il s’était rendu une fois encore auprès de ce même arbre, et pendant qu’ils se faisaient part de leurs observations, il était encore occupé à l’examiner. Qu’avait donc cet arbre de si intéressant pour le gaucho ?

C’était un arbre de taille médiocre avec de légères feuilles vertes qui le désignaient comme appartenant à l’espèce des mimosas, et aux longues branches duquel pendaient des grappes de belles fleurs jaunes. Le regard du gaucho s’arrêtait sur ces fleurs et les jeunes gens pouvaient distinguer dans toute sa contenance les signes persistants de l’inquiétude.