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amitié si longue et si éprouvée ne pouvait aboutir à une catastrophe si terrible et si soudaine.

Gaspardo ne le pensait pas, et Ludwig rejeta cette supposition.

Chose étrange, Cypriano fut d’un avis contraire.

Lorsqu’on lui demanda ses raisons, il les donna. Elles venaient plutôt de son cœur que de sa tête, et cependant elles étaient pour lui pleines de probabilité.

Il rappela que le chef des Tovas avait un fils, un jeune homme un peu plus âgé que lui-même. Ludwig et Gaspardo s’en souvenaient aussi. Cypriano avait observé un fait qui avait échappé à l’observation de son cousin et du gaucho : les yeux du jeune Indien s’étaient arrêtés souvent avec admiration sur les traits charmants de Francesca !

L’affection de Cypriano pour sa cousine contenait une certaine somme de jalousie qui ne s’expliquait pas, mais qui lui donnait une clairvoyance qui pouvait manquer à un frère.

Si muettes, si respectueuses qu’elles fussent, les attentions du jeune Indien pour sa cousine que Cypriano chérissait, loin de plaire à celui-ci, lui avaient donc été particulièrement désagréables — et, pour tout dire, elles lui avaient laissé un souvenir qui dominait tout en ce moment.

Le père du jeune Indien était l’ami d’Halberger, mais le fils n’avait pas les mêmes raisons que le père pour que cette amitié lui fût sacrée. — C’était une nature sombre et violente d’ailleurs. Cypriano élevé à côté de Francesca, s’était, sans se l’avouer à lui-même, sans en rien dire en tout cas, complu à rêver que, le temps aidant, la gentille compagne de ses jeux pourrait devenir celle de sa vie entière.

Pourquoi le jeune Indien n’aurait-il pas pensé comme lui ? Était-il dès lors déraisonnable d’imaginer que le projet lui fut venu de ravir Francesca, dans un âge encore assez tendre pour qu’elle pût oublier au milieu des habitants de la tribu, les habitudes de la vie civilisée ?

L’affaire prenait un aspect nouveau qui changea le ton de la discussion. Ni Ludwig ni Gaspardo n’étaient en mesure de nier qu’il n’y eut quelque raison dans ce que disait Cypriano. Tous deux furent amenés par là à trouver que ses conjectures pouvaient être fondées.

Quoi qu’il en fût, il n’y avait qu’une seule ligne de conduite à adopter. Il fallait aller chercher les Tovas dans la nouvelle localité qu’ils habitaient. Si la tribu tout entière ou seulement une portion s’était rendue coupable du double crime, le chef Naraguana ne manquerait pas d’en faire justice, même sur son propre fils, Gaspardo en était convaincu.

Si les Indiens d’une autre tribu avaient commis l’assassinat et l’enlèvement, Naraguana aiderait ses amis à venger le meurtre et à faire rendre la liberté à la jeune fille.

Si la malheureuse famille d’Halberger eût vécu sur la frontière de l’Arkansas ou du Texas, la première pensée du gaucho et des deux jeunes garçons aurait été de rassembler autour d’elle une troupe de hardis trappeurs, ses plus proches voisins, et de poursuivre immédiatement les sauvages. Mais au Chaco, les plus proches voisins de la famille d’Halberger étaient a Asuncion, et ceux-là, même en leur supposant le courage, la hardiesse et la volonté de venir à leur secours, ne l’eussent pas osé dans la crainte d’encourir la colère du dictateur.

Aucun d’eux ne songea donc à réclamer de secours du Paraguay. Ils n’avaient d’espérance qu’en eux-mêmes et dans l’amitié du chef Tovas. Il fut décidé qu’on partirait à la recherche de la jeune fille.

Cypriano lutta en vain contre la décision qu’avait prise Ludwig de faire partie de l’expédition.

« Il a raison, avait dit sa mère. Je n’ai besoin de rien tant que vous ne m’aurez pas ramené Francesca. Nos serviteurs suffiront à la garde de la maison, et d’ailleurs… qu’importe ce qui peut m’arriver. »

Sur ce mot, Ludwig avait failli renoncer à sa résolution.

« Je veux que tu partes, » avait répété sa mère.

Une autre nuit se passa sans sommeil dans la demeure du naturaliste — son dernier propriétaire seul y reposa sans rêve et sans inquiétude.

Les premiers rayons du soleil du matin brillèrent sur le sol humide encore d’une tombe nouvellement creusée ; avant que la terre se séchât, on put voir trois cavaliers harnachés et approvisionnés pour un long-voyage, s’éloigner de l’estancia solitaire, tandis qu’une femme en vêtements de deuil s’agenouillait sous la véranda et envoyait au ciel ses plus ferventes prières pour le succès de l’expédition.