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mencé à vivre dans l’Amérique du Sud avec autre chose que sa carnassière et son fusil. Il avait apporté des États-Unis les ressources suffisantes pour s’installer définitivement, et il gagnait largement sa vie au moyen de son filet à insectes et de son habileté comme taxidermiste. Il envoyait chaque année à Buenos-Ayres, pour être expédié aux États-Unis, tout un chargement d’échantillons dont le produit ajoutait à l’aisance de sa maison. Plus d’un musée, plus d’une collection particulière, lui sont redevables d’une portion de leurs plus précieux spécimens.

Le naturaliste était heureux de ses occupations au dehors et chez lui sa vie n’avait besoin d’aucune autre joie.

Mais à cette époque, comme si un mauvais génie eût jalousé cette innocente existence, un nuage sombre vint tout couvrir de son ombre.

La beauté remarquable de sa femme alors dans tout son éclat était devenue célèbre. Elle eut le malheur d’attirer les regards du dictateur. La réputation méritée de vertu de la jeune femme eût imposé le respect à tout autre, mais Francia était de ceux que rien n’arrête. Le naturaliste et sa femme comprirent bientôt que le repos de leur foyer domestique était en péril, et qu’il ne leur restait qu’un parti à prendre : abandonner le Paraguay. Mais la fuite n’était pas seulement difficile, elle semblait absolument impossible.

Une des lois du Paraguay défendait à tout étranger marié à une Paraguayenne de faire sortir sa femme du pays, sans une autorisation spéciale, toujours difficile à obtenir. Comme Francia était à lui seul tout le gouvernement, il ne faut pas s’étonner que Ludwig Halberger, désespérant d’obtenir cette permission, ne pensât même pas à la demander.

Devant cette inextricable difficulté, il songea à chercher un asile dans le Chaco, et ce fut là, en effet, qu’il se réfugia.

Pour tout autre que lui, une pareille entreprise eût été une folie, car c’eût été fuir Charybde pour se jeter dans les bras de Scylla. En effet, la vie de tout homme blanc trouvé sur le territoire des sauvages du Chaco devait être à l’avance considérée comme perdue.

Mais le naturaliste avait des raisons pour penser autrement. Entre les sauvages et le peuple du Paraguay, il y avait eu des intervalles de paix — tiempos de paz — pendant lesquels les Indiens qui trafiquaient des peaux et des autres produits de leur chasse avaient l’habitude de venir sans crainte se promener et faire leurs échanges dans les rues d’Asuncion.

Dans l’une de ces occasions, le chef des belliqueux Tovas, après avoir absorbé du guarapé15, dont il ne soupçonnait pas les effets stupéfiants, s’était enivré très innocemment. Séparé de ses compatriotes, il avait ôté entouré par une bande de jeunes Paraguayens qui s’amusaient à ses dépens. Ce chef était cité par ses vertus : en voyant cet estimable vieillard ainsi bafoué, Halberger, saisi de pitié, l’arracha du milieu de ses bourreaux et l’amena dans sa propre demeure.

Les sauvages, s’ils savent haïr, savent aussi aimer ; le fier vieillard, touché du service qui lui avait été rendu, avait juré une éternelle amitié à son protecteur et en même temps lui avait donné la liberté du « Chaco. »

Au jour du danger, Halberger se rappela l’invitation. Pendant la nuit, accompagné de sa femme et de ses enfants, prenant avec lui ses péons et tout le bagage qu’il pouvait emporter avec sûreté, il traversa le Parana et pénétra dans le Pilcornayo sur les bords duquel il espérait trouver la tolderia du chef Tovas.

En remontant le fleuve, il n’eut pas besoin de toucher à un aviron : ses vieux serviteurs Guanos ramaient, tandis que, assis à l’arrière, son fidèle Gaspardo, qui avait été son compagnon dans mainte excursion scientifique, gouvernait la periagua. Si le canot eût été un quadrupède appartenant à la race chevaline, Gaspardo l’aurait peut-être mieux dirigé, car c’était un gaucho dans toute la force du terme. Mais ce n’était pas cependant la première fois qu’il avait eu à lutter contre le courant rapide du Pilcornayo, et pour cette raison la direction de l’embarcation lui avait été confiée.

Le voyage s’accomplit heureusement. Le naturaliste parvint à atteindre le village des Indiens Tovas et installa sa nouvelle demeure dans le voisinage.il bâtit une jolie maison sur la rive septentrionale du fleuve et fut bientôt propriétaire d’une riche estancia où il pouvait se considérer comme à l’abri des poursuites des cuarteleros de Francia.

C’est là que, pendant cinq ans, il mena une vie d’un bonheur presque sans mélange : tout entier à ses études favorites, comme autrefois Aimé de Bonpland, il vivait calme et heureux, entouré de sa charmante et dévouée compagne,