Page:Reid - Aventures de terre et de mer, Hetzel, 1891.djvu/124

Cette page n’a pas encore été corrigée

encore une fois sur la contrée, rien n’apparut dans la plaine, aucune forme ne détacha sa silhouette sur les nuages rouges qui bordaient l’horizon.

La lune brilla au ciel et ils attendaient toujours !

Enfin ! enfin ! leur attente sembla devoir être récompensée ; sous la bande argentée que traçait l’astre de la nuit à la surface de la pampa on vit s’approcher trois formes sombres, on aperçut trois chevaux dont chacun portait un cavalier ; deux étaient de grande taille, le troisième était plus petit.

Un cri de joie sortit des lèvres de Ludwig. « Les voilà ! » s’écria-t-il. Puis, s’arrêtant soudainement : « C’est étrange, ajouta-t-il, ils ne sont que trois : sans doute mon père, Gaspardo et Francesca. Cypriano les aura manqués et il les cherche encore. »

Cette conjecture semblait raisonnable et cependant elle ne répondait pas à l’inquiétude de la mère. Un douloureux pressentiment, une crainte poignante s’étaient, en dépit des apparences, emparés de son cœur et paralysaient le cri joyeux qui avait failli tout d’abord s’échapper de ses lèvres.

Sans rien répondre, elle restait immobile comme une statue, les yeux fixés sur les trois ombres qui s’approchaient.

Comme elles marchaient lentement ! Enfin les trois voyageurs arrivèrent tout près de l’enclos. Avant qu’ils eussent atteint la porte, la mère et son fils, d’un mouvement subit, s’étaient portés à leur rencontre.

La lumière de la lune permit à la première de reconnaître le manteau de son mari et le costume pittoresque du gaucho. Mais comment cela se faisait-il ? le troisième voyageur portait, lui aussi, des vêtements d’homme : c’était Cypriano !

Elle poussa un cri déchirant.

« Où est Francesca ? »

Personne ne répondit, ni son mari, ni Gaspardo, ni le jeune homme. Tous trois ils s’étaient arrêtés, muets et comme pétrifiés sur leurs montures.

« Ou est ma fille ? reprit-elle ; pourquoi mon mari ne me parle-t-il pas ? Cypriano, pourquoi gardez-vous le silence ?

— Oh Dieu ! fit Gaspardo en gémissant, c’est trop, trop terrible ! Señora ! señora !

Señora ! malheureux, n’avez-vous que cela à me dire ? L’entendez-vous, mon cher mari ? qu’y a-t-il, querido ? Pourquoi baissez-vous ainsi la tête ? Est-ce le moment de dormir ? Un père doit-il dormir qui revient vers sa femme sans lui ramener sa fille qu’elle avait remise à sa garde ? »

En disant ces mots elle s’avança d’un mouvement violent vers le cavalier qui portait les vêtements de son époux.

En mettant sa main sur le bras qui pendait inerte près de l’arçon de la selle — le pâle visage de son mari lui apparut sous les rayons mystérieux de la lune. L’infortunée señora n’eut besoin de personne pour lui faire connaître pourquoi les yeux de son époux étaient fermés. Son mari dormait du sommeil de la mort !

Elle poussa un cri qui aurait ranimé un mort, si un mort pouvait être ranimé, et elle tomba évanouie sur le sol.

Parmi mes jeunes lecteurs, il en est peu sans doute qui n’aient entendu parler de « Francia le Dictateur 10, » c’est un nom historique, c’est le nom d’un homme qui pendant plus d’un quart de siècle a régi avec une verge de fer le beau pays du Paraguay.

Ces noms de Paraguay et de Francia en rappellent un autre qui résume en lui toutes les vertus et tous les mérites compatibles à l’humanité, celui d’Amédée de Bonpland 11.

J’espère que peu d’entre mes lecteurs auront besoin qu’on leur dise qui était Amédée de Bonpland, ou plutôt Aimé Bonpland, nom qu’on lui donnait souvent et qui convenait mieux à cet excellent homme.

Chacun le connaît comme l’ami et le compagnon de voyage de Humboldt, comme l’auxiliaire de cet homme illustre dans ses recherches scientifiques si étendues et si exactes, comme le patient investigateur qui recueillit une grande part de cette savante moisson, comme l’homme dont la modestie sans égale a laissé souvent attribuer le mérite de ses propres découvertes à son compagnon, beaucoup plus amoureux de la gloire qu’il ne l’était lui-même. Pour moi, aucun nom ne sonne plus doucement à mes oreilles que celui d’Amédée de Bonpland.

Je n’ai pas l’intention d’écrire sa biographie ; ses ossements dorment aujourd’hui presque obscurément sur les rives du Parana, au milieu des scènes qu’il aimait tant. Mais l’histoire impartiale l’associera toujours à la réputation, aux honneurs qui ont été amoncelés sur la tête de Humboldt.

Il s’était retiré du monde et avait fixé sa