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qu’ils entrent dans les solitudes du Chaco, ils sont ignorés de la science du géographe jusqu’au moment où ils se déversent dans le Paraguay. Le Pilcornayo est le plus septentrional et le plus long de ces trois fleuves, son cours depuis sa source jusqu’à son embouchure dépasse mille milles. Il entre dans le Paraguay par un double canal dont la branche septentrionale débouche presque en face de la ville d’Asuncion, tandis que la bouche méridionale est encore inconnue 4.

Telles sont les données succinctes que l’on possède sur le Pilcornayo, malgré plusieurs tentatives d’exploration faites autrefois par les missionnaires et les mineurs, et de notre temps par une expédition sous le patronage du gouvernement bolivien. Toutes ont échoué et n’ont guère produit que des informations dérivées des Indiens, incomplètes presque toujours.

La rivière arrose, paraît-il, une contrée généralement plate et des savanes couvertes d’herbes et semées de bouquets de palmiers et d’arbres tropicaux ; la plaine est dominée par des montagnes isolées ressemblant à de grandes tours. Tantôt le courant coule rapidement entre des rives bien définies, tantôt il s’étend en marécages et en lagunes d’eau salée ou saumâtre, ressemblant par leur étendue à des mers intérieures. Du reste, cette dernière affirmation n’est vraie que dans la saison des inondations.

Quoique l’embouchure connue du Pilcornayo soit presque à portée de canon de la capitale du Paraguay, de la première ville fondée par les Espagnols dans cette partie de l’Amérique du Sud, aucun Paraguayen n’a jamais eu l’idée de la remonter : les habitants d’Asuncion sont aussi ignorants de la région qui les entoure que le jour où Azara fit avancer sa periagua pendant une quarantaine de milles contre son rapide courant.

On n’a jamais fait d’essai de colonisation sur le Pilcornayo, excepté dans la portion tout à fait supérieure de son cours. Dans le Chaco, aucune ville n’a été bâtie par les blancs, aucune église n’a projeté l’ombre de son clocher sur les vagues encore vierges du fleuve.

Et cependant, en l’année de Notre-Seigneur 18.., un voyageur remontant cette mystérieuse rivière, à une dizaine de milles au-dessus du point atteint par le naturaliste espagnol, aurait pu apercevoir une maison s’élevant sur une des rives et qui n’avait certainement été bâtie que par un homme blanc, ou du moins par une personne initiée aux usages de la civilisation. La maison était simplement en bois avec des murailles de bambous et couverte en feuilles du palmier cuberto 5. Cependant, ses dimensions excédant de beaucoup celles de la hutte d’un Indien Chaco, sa véranda, ombragée par la projection du toit et surtout les enclos qui l’entouraient, et dont l’un renfermait du bétail, taudis que l’autre était soigneusement planté de maïs, de mauves, de bananiers et de nombre d’autres produits du climat paraguayen, tout dénotait la main d’un homme de race caucasienne.

On se trouvait là en présence non pas d’une simple hutte ou toldo, mais d’une riche estancia6. L’intérieur de la maison montrait d’une manière encore plus frappante que le propriétaire était un blanc. La plupart des meubles, bien qu’assez grossièrement fabriqués, affectaient cependant les formes données par la civilisation moderne. Des chaises et des tabourets en caña brava ou bambou sud-américain, des lits avec de blancs couvre-pieds, sur le sol des nattes faites de fibres de palmier, quelques dessins exécutés d’après nature, un petit nombre de livres et de cartes, une guitare, indiquaient des usages et une économie domestique inconnue à l’Indien.

Dans quelques chambres, ainsi que sous la véranda, on pouvait remarquer un curieux assemblage d’objets bien différents de ceux qu’aurait amassés un indigène. Il y avait là des peaux de bêtes sauvages et d’oiseaux empaillés, des insectes piqués sur des morceaux d’écorce, des papillons et de brillants scarabées, des reptiles conservés dans tout leur hideux aspect, avec des échantillons de bois, de plantes et de minéraux provenant de la région environnante.

Personne, en entrant dans cette maison, n’aurait pu se méprendre sur son caractère ; c’était la demeure d’un naturaliste, et quel autre qu’un blanc eut pu songer à se livrer à des études d’histoire naturelle dans ces contrées ?

Dans une pareille situation, elle était par elle-même un fait extraordinaire, une étrangeté. Il n’existait aucune autre habitation d’homme blanc à cinquante milles à la ronde plus proche que celle d’Asuncion. Et tout le territoire entre elle et la ville, ainsi qu’à dix fois cette distance vers le nord, le sud et l’ouest, n’était traversé que par les maîtres primitifs