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ces mots ne s’adressent pas à son immobile compagnon, dont le cheval s’est arrêté en même temps que celui du gaucho. Ce temps d’arrêt n’a pas éveillé son cavalier. Les paroles du gaucho ne sont qu’un monologue prononcé sur un ton lugubre contrastant étrangement avec l’air naturellement gai et épanoui du personnage. Son visage, tout bronzé qu’il est, semble plutôt fait pour la bonne humeur que pour les noires pensées.

« Que faire ? continue-t-il en se parlant encore à lui-même. Je vais d’abord, car c’est le plus pressé, me débarrasser de ce poncho qui m’étouffe. Il fait chaud sous ce soleil comme dans une fournaise. »

Il fit passer son manteau par-dessus sa tête et l’étendit en travers sur le pommeau de sa selle ; puis, regardant son compagnon, il ajouta :

« Il n’est, hélas ! pas besoin de lui ôter le sien. Ce n’est pas la chaleur qui le gênera, bien sûr. »

Cela dit, il reste tout pensif sur sa selle, puis il observe la plaine comme s’il cherchait à y découvrir quelque chose. Son regard s’est arrêté sur un bouquet d’arbres algarrobas qui croissent à peu de distance. Leurs troncs sont entrelacés par un réseau de plantes parasites et ils apparaissent comme un îlot boisé sur la surface d’une mer d’émeraude immobile.

« Je puis me permettre de me reposer sous leur ombre, reprit-il ; j’ai besoin de reprendre des forces, Dieu le sait, pour me donner le courage d’accomplir ma tâche. Pobre senora y los ninos ! (Pauvre dame, pauvres enfants !) Quelle terrible nouvelle je leur rapporte. Sangre de Cristo ! Pourrai-je jamais les regarder en face ! »

Cependant, l’autre voyageur ne prononce pas un mot ; il semble que rien ne puisse l’éveiller, car son cheval, en tournant subitement dans une autre direction à côté de celui du gaucho, l’a fait vaciller sur sa selle, sans que sa paupière se soit relevée.

Le bouquet d'algarrobas est atteint. Le gaucho prend le parti de mettre pied à terre. Il attache à un arbre son cheval et celui de son compagnon, mais il ne dit pas un mot au cavalier en manteau, toujours immobile sur sa selle, toujours taciturne ; et quand il a allumé le feu sur lequel il fait griller quelques bandes de charqui pour son repas de midi, il ne l’invite même pas à partager son déjeuner. Il n’essaye pas de causer avec lui, il le laisse sur sa monture, toujours plongé dans le plus profond des sommeils.


CHAPITRE II
UNE ESTANCIA SOLITAIRE


Trois grandes rivières, le Salado, le Vermejo et le Pilcornayo, arrosent le Gran Chaco. Toutes prennent leur source dans les montagnes des Andes, et après avoir coulé au sud-est dans une direction presque parallèle, elles débouchent à des distances inégales dans le Parana et le Paraguay.

On connaît peu ces cours d’eau ; le Salado a été partiellement exploré pendant ces dernières années. Il constitue la frontière méridionale du Chaco, et l’une de ses rives est suivie par quelques voyageurs, mais seulement dans la portion supérieure qui arrose les districts colonisés de Santiago et de Tucuman. Du côté de son embouchure, sa rive méridionale elle-même n’est pas sûre, car les sauvages du Chaco la franchissent souvent dans leurs expéditions pillardes.

On connaît moins le Vermejo que le Salado, et moins encore le Pilcornayo que le Vermejo. L’un et l’autre peuvent être approchés avec sécurité dans leurs eaux supérieures, au milieu de la section inhabitée des États argentins et de la république de Bolivie ; mais dès