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Tel se présente le Gran Chaco, que le pied de l’homme blanc n’a presque jamais foulé ; aussi frais et aussi virginal que le jour où il est sorti des mains de Dieu.

Je dis : « presque jamais foulé. » En effet, tandis qu’avec des yeux ravis nous admirons le paysage, nous voyons deux formes d’êtres vivants se détacher sur l’horizon lointain.

Jusqu’à présent, elles ne semblent que deux points et pourraient être un couple d’autruches, ou bien le mâle et la femelle du guazuti 3 ; car il y a une différence dans leur taille.

Mais non, ce ne sont pas de simples animaux. Ce sont bien véritablement des êtres humains, ils marchent vers le centre de la plaine ; ils s’approchent ; déjà on distingue en eux des cavaliers ; les voici plus près encore : leur visage est blanc.

L’un d’eux, le plus grand, est vêtu d’un costume à la fois imposant et pittoresque. Le vêtement de laine qui couvre ses épaules, avec ses larges bandes alternées blanches, bleues et rouges, est le poncho, ce manteau porté par tous les habitants des plaines do la Plata. Par-dessous se trouve une jaquette ressemblant au justaucorps d’autrefois, et ornée de riches broderies et de pesetas ou pièces de vingt-cinq sous à l’effigie de la république Argentine. De larges culottes de coton, les calzoncillos, attachées à la façon des zouaves, couvrent les jambes, mais laissent près du sommet de la botte une partie du genou nue.

De lourds éperons et un chapeau à grands bords avec un ruban de couleur vive complètent le costume du cavalier, facile maintenant à reconnaître pour un gaucho au seul aspect du harnachement de son cheval, à sa bride et à ses courroies plaquées d’argent, et à sa carona ou couverture de selle soigneusement cousue et brodée.

L’autre cavalier est aussi couvert d’un manteau, mais l’étoffe en est foncée ; il est si ample que ses autres vêtements ne peuvent s’apercevoir. Ses pieds reposant sur des étriers en bois, sont chaussés de bottes, et des culottes de velours les recouvrent presque jusqu’à leur extrémité. Sur sa tête est un sombrero dans le genre de celui de son compagnon ; ce chapeau semble avoir été récemment bossué et comme écrasé. Sa monture, caparaçonnée avec plus de simplicité que celle du gaucho, garde une allure tranquille.

Bien que les deux cavaliers chevauchent côte à côte, les étriers se touchant, pas un mot n’est et n’a été échangé entre eux depuis le moment où ils nous sont apparus au milieu de la plaine.

Un seul d’ailleurs, le gaucho, semble être en état de parler. Son compagnon, quoique installé solidement sur sa selle, porte la tête d’une façon étrange. On dirait qu’elle tombe plus bas que ses épaules et incline légèrement à droite. Malgré l’ombre projetée par son chapeau, on distingue déjà que ses yeux sont fermés. On ne peut supposer qu’une chose, c’est qu’il est tout au moins endormi.

Cette supposition n’aurait en elle-même rien d’étrange si elle s’appliquait au gaucho, car ces demi-centaures se donnaient rarement la peine de quitter leur selle pour faire leur sieste. L’autre cavalier, sans être un gaucho, peut encore être un habile écuyer. On monte bien à cheval dans ces parties de l’Amérique du Sud.

Outre son attitude singulière, la nuance de sa peau est remarquable, son teint de blond, rare sous ces climats méridionaux, est d’une pâleur extraordinaire. Ses lèvres elles-mêmes sont complètement décolorées. Éveillé ou endormi, ou aveugle, ce cavalier n’est évidemment pas en bonne santé. Mais il se peut qu’il ne soit qu’endormi, car sa monture s’avance sans qu’il la guide : ses mains pendent le long de son corps, cachées par son manteau, et les rênes reposent, abandonnées, sur la crinière du cheval.

L’animal s’en soucie peu. Il n’a pas besoin de se sentir conduit, et règle son pas sur celui de l’étalon monté par le gaucho. L’un et l’autre s’avancent lentement. Ils semblent comme plongés dans une sorte de léthargie par la brûlante châleur du soleil dont la hauteur, du reste, leur assure tout le temps qui peut leur leur être nécessaire pour l’achèvement de leur voyage.

Tout indique qu’ils ne sont pas pressés. Cela résulte des mouvements mêmes du gaucho. En arrivant au centre de la plaine, il arrête brusquement son cheval pour porter vers le zénith un regard plus attentif.

« Nous avons six heures encore devant nous, et dans trois heures, même avec cette allure de tortue, nous atteindrons l’estancia. À quoi bon y arriver avant le coucher du soleil ? Pobre senora ! Pour ce qu’elle a à voir, il vaut mieux qu’il fasse nuit. »

Bien que ses yeux soient tournés vers lui,