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et pourtant l’une des plus intéressantes. C’est une région aussi romantique dans son passé que mystérieuse dans son présent, aussi fermée de fait à la civilisation qu’à l’époque où les bateaux de Mendoza essayèrent vainement de l’atteindre du côté du sud et où les chercheurs d’or, désappointés à Cusco, tentèrent de l’explorer du côté de l’ouest. C’est la région de « El gran Chaco. » Vous avez certainement entendu citer ce nom et, si vous avez étudié la géographie, vous n’êtes pas sans connaître un peu le territoire ainsi désigné. Mais vous ne connaîtriez que très imparfaitement le Gran Chaco, alors même que vous en sauriez autant que ceux qui en habitent les frontières. Tout ce qu’ils en ont appris se résume en deux mots : souffrance et angoisses.

Vous avez été élevé dans la croyance que les peuples de sang espagnol, au jour de leur grandeur et de leur gloire, soumirent tout le continent d’Amérique, ou du moins la portion qu’ils prétendaient en coloniser, et qui, partiellement encore, est restée sous leur domination.

C’est une erreur historique comme il y en a beaucoup. Poussés par la soif de l’or, et sous la protection de fortes expéditions militaires, les conquistadores parcoururent une grande portion du territoire ; mais il y eut d’immenses étendues où ils ne pénétrèrent jamais et qu’ils colonisèrent encore moins. Tels furent Navajoa au nord, le pays des Goajiros au centre, les terres de Patagonie et d’Arauco au sud, et une vaste contrée de plaines qui s’étend entre les Cordillères des Andes péruviennes et les eaux du Paraguay, — c’est-à-dire le Gran Chaco.

Ce territoire que nous venons de nommer, assez vaste pour y fonder un empire, non seulement n’a pas été encore colonisé, mais il reste même complètement inexploré. En effet, la demi-douzaine d’expéditions qu’on y a timidement tentées et qui furent promptement abandonnées, ne méritent pas le nom d’explorations.

Nous en dirons autant des faibles efforts des Pères jésuites ou franciscains. Les sauvages du Gran Chaco ont refusé de se soumettre aussi bien à la croix qu’à l’épée.

À quelle cause faut-il attribuer l’abandon de ce singulier territoire ? Est-ce un désert stérile comme la majeure partie du pays des Apaches et des Comanches, comme les plaines de Patagonie et les sierras de Arauco ?

Est-ce une forêt humide et impénétrable, périodiquement inondée comme la vaste vallée de l’Amazone ou les deltas de l’Orénoque ? Rien de tout cela. Le Gran Chaco possède, au contraire, tout ce qu’il faut pour attirer la colonisation : de vastes clairières naturelles couvertes d’une herbe nourrissante ; des forêts d’arbres tropicaux où le palmier prédomine ; un climat d’une salubrité qui n’a jamais été mise en doute ; un sol capable de produire tout ce qui est nécessaire pour les besoins et les agréments de la vie. En résumé, on peut le comparer à un parc immense ou à une série de vastes et pittoresques jardins dont la culture aurait été laissée aux seuls soins du Créateur !

Pourquoi n’a-t-il pas été soumis au travail de l’homme ?

La réponse est facile : parce que l’homme qui l’habite est un chasseur et non un agriculteur.

Ce pays est resté le domaine de ses propriétaires à peau rouge, seigneurs primitifs de son sol, race d’indiens belliqueux qui, jusqu’à présent, ont défié toutes les tentatives faites pour les rendre esclaves, par le soldat, le mineur, le missionnaire ou le Mameluco 1.

Ces sauvages indépendants, montés sur des chevaux infatigables qu’ils dirigent avec une habileté de centaures, parcourent les plaines du Chaco, rapides comme l’oiseau emporté par le vent. Dédaignant les résidences fixes, ils voyagent sur ces plaines verdoyantes et à travers ces bois parfumés, comme l’abeille voltigeant de fleur en fleur, et ils ne plantent leurs tentes que là où le charme de l’endroit les retient. On les appelle sauvages ; mais qui n’envierait parfois leur insouciante et poétique existence ? Voulez-vous mieux connaître ces peuples ?

Alors, suivez-moi et entrons ensemble dans le Gran Chaco.

Une plaine d’un vert d’émeraude s’étend sous un ciel combinant les teintes du saphir et de la turquoise. Malgré leurs nuances vives, l’aspect est monotone : quelques petits nuages blancs épars et le globe d’or du soleil qui brille au zénith tranchent seuls sur l’uniformité du ciel ; et à travers la plaine, l’œil ne se repose que sur quelques bouquets de palmiers, un groupe de rhéas et un couple de grands oiseaux blancs à gorge orange et à crête écarlate, les rois des vautours 2. Mais ces derniers, planant dans les hauteurs de l’éther, appartiennent également à la terre et au ciel.