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Lectures pour Tous

à la sortie du Bois de Boulogne ; lorsque je suis tombé sur les toits de Passy, ou sur les arbres de Saint-Cloud ; lorsque le vent me rabattit par-dessus l’aqueduc de l’Avre ; et enfin à Monte-Carlo, lorsque je fis naufrage dans le port.

Dans toutes ces chutes, je n’eus aucune émotion, ce fut bref et naturel ; je descendais simplement et, en quelques secondes, j’étais fixé. Sur les toits de Passy, ce fut instantané : un craquement, et j’étais accroché. Je n’eus plus, après avoir pris patience, qu’à faire un peu de gymnastique : en vérité peu de danger et pas d’émotion. Ce sont au contraire ces aventures qui m’ont rassuré et donné confiance. Avec du calme et de la présence d’esprit, l’homme, dans la navigation aérienne, peut mieux se défendre que dans les locomotions terriennes. Je vous le redis : ma seule aventure angoissante fut ma première chute, quand mon ballon se plia.

Santos-Dumont essayant un nouveau type (modèle réduit) de sa « Demoiselle ».
DU DIRIGEABLE À L’AÉROPLANE

— Quel est, quels sont vos plus chers souvenirs ?

— J’ai tant de souvenirs, que choisir parmi eux le plus cher, le plus précieux, m’est fort difficile, pour ne pas dire impossible. Et ce serait de l’ingratitude.

Ce ne sont pas, croyez-le bien, les jours qui furent alors considérés comme ceux de victoires définitives qui tiennent dans mon cœur la place la plus importante ; je pense avec plus d’émotion aux premières tentatives, à celles qui, affermissant les audacieuses espérances des uns et des autres, et les miennes, montraient qu’il était possible vraiment de conquérir l’espace un jour ou l’autre.

C’était pour moi, ces tentatives, ce que sont, pour la maman et le papa, les premiers pas de l’enfant qui, livré à lui-même, va des bras de la mère aux bras que lui tend le père.

Certes, j’ai connu une fière émotion le jour où j’ai heureusement réussi le voyage de Saint-Cloud à la Tour Eiffel, aller et retour, car c’était là le premier grand exploit du ballon automobile, mais on savait que, tôt ou tard, par moi ou par d’autres, il serait accompli. J’ai eu simplement la chance magnifique d’être le premier. Ce pourquoi il me réjouissait exceptionnellement, c’est qu’il allait à coup sûr provoquer des émulations et, par suite, entraîner des progrès dont l’humanité tout entière bientôt bénéficierait.

— Mais comment avez-vous été amené à passer soudain du dirigeable à l’aéroplane ?

— Après quelques excursions au-dessus de Longchamp, et dans Paris, et notamment celle où je fis escale aux Champs-Élysées, devant l’immeuble que j’habitais, je considérai que, dans le dirigeable, ma tâche était accomplie ; j’agissais en sportsman scientifique et n’avais, par suite, nullement l’inten-