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Lectures pour Tous

40 à 50 kilogrammes au quart de cheval, mais je pensai tout de suite que l’industrie compterait bientôt d’autres résultats et que, dès qu’on aurait le moteur à explosion assez fort et assez léger, la conquête de l’espace ne serait plus qu’un jeu.

Je ne m’étais pas trompé ; en quelques années, le moteur à explosion a subi de prodigieuses transformations, que l’on doit essentiellement au tricycle à pétrole.

J’eus dès lors hâte d’être le premier à naviguer en dirigeable ; je sentais — comment dirai-je ? — que la chose était dans l’air. Pour être prêt, dès que l’occasion se présenterait de réaliser mes projets, je m’étais, avec soin, depuis quelques années, entraîné à la navigation aérienne, par le ballon sphérique.

— Quand avez-vous dessiné et construit votre premier dirigeable ?

— C’est en 1898 que j’ai construit mon premier dirigeable — un cigare — gonflé à l’hydrogène, qui portait une petite nacelle pourvue d’un moteur, d’une hélice et d’un gouvernail.

Mon ballon avait été gonflé dons les ateliers de Lachambre, à Vaugirard, et le jour de ma première sortie, en février 1898, il faisait un temps affreux ; il neigeait.

Cette première sortie faillit d’ailleurs m’être fatale.

À cinq ou six cents mètres de hauteur, au-dessus de Longchamp, l’appareil, soudain, se plia et la chute commença. C’est, de toute ma carrière, le plus abominable souvenir que j’aie gardé.

Tandis que le ballon tombait, je me demandais si les câbles qui portaient ma nacelle n’allaient point se rompre !

La chute dura plusieurs minutes et j’eus le temps de me préparer à mourir.

Ce qui avait si mal commencé se termina au surplus fort bien, et j’arrivai indemne sur le sol.

L’EXPÉRIENCE, NON LA THÉORIE

— Vous m’avez dit, tout à l’heure, que vous ignoriez, quand vous vous êtes adonné à la conquête de l’air, tous les travaux faits par ceux que le problème avait déjà passionnés. Ceci donne à votre œuvre une valeur personnelle beaucoup plus considérable, et largement méritée. Mais, dès lors, quelles furent les méthodes que vous avez employées pour apporter les solutions si ingénieuses et si rationnelles que vous doit la navigation aérienne dans « le plus léger » et « le plus lourd » que l’air ?

— L’empirisme… et je crois volontiers que tous ceux qui, dans la conquête de l’air, sont arrivés à des résultats utiles, n’ont pas procédé autrement. Partir sur des données théoriques, d’après ce que j’ai vu, ne conduit pas à grand’chose ; si l’erreur est à la base, l’erreur est à la conséquence. J’ai procédé par empirisme dans la construction de tous mes appareils, de tous sans exception.

Il me paraît superflu de vous rappeler les innombrables modèles de dirigeables que j’ai établis et je serais bien empêché moi-même de vous en dire le nombre exact ! Je crois tout de même me souvenir que je construisis quatorze dirigeables, et quelque chose comme dix-neuf modèles d’aéroplanes.

Qu’il se soit agi de dirigeables ou d’aéroplanes, et quitte encore une fois à étonner quelques-uns de ceux qui me liront, je n’ai jamais procédé que par empirisme. J’ai tâtonné, essayé ; chaque expérience me servait pour une prochaine ; j’allais avec mesure, avec prudence ; on trouve la genèse de mes résultats dans la variété de mes engins agrandis et modifiés de modèle en modèle.

Je ne me suis jamais assis devant une table pour travailler sur des données abstraites ; j’ai perfectionné mes inventions au fur et à mesure des essais, selon ce que m’indiquaient le bon sens et la pratique.

Je ne nie pas, cependant, que, dans mes efforts, je n’aie été utilement secondé par les conseils de quelques techniciens, qui furent cependant moins heureux dans l’application de ce que la théorie leur avait enseigné.

J’avais une foi absolue, qu’à force de patience et d’application, on arriverait à vaincre l’air, sinon dans toutes les circonstances, du moins dans un très grand nombre de circonstances. Rien ne m’a découragé, si nombreuses qu’aient été les aventures dont j’ai été la victime… heureuse d’ailleurs, car la Providence a veillé constamment sur moi, puisque je ne fus blessé qu’une fois au cours d’un atterrissage en ballon libre à Nice.

— Vous rappelez-vous le nombre de vos mésaventures ? »

Santos-Dumont se recueillit un instant, se mit à compter sur ses doigts, puis :

« Ma foi non ! À mes chutes, je n’ai pas attaché beaucoup d’importance. J’avais foi dans mon étoile… et dans les fétiches que je portais. Les navigateurs de l’air son en effet comme les marins ; ils ont des croyances et des superstitions : les progrès de la locomotion aérienne ne les ont pas fait renoncer à ces coutumes, et vous savez que tous les aviateurs portent au cou des bibelots dont la perte ou l’absence inquiéteraient leur courage.

De toutes mes chutes, je me suis tiré, en effet, sans dommage ; il en fut ainsi lorsque je suis tombé au Polo ; lorsque je suis venu échouer dans la propriété du baron de Rothschild,