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tume. Son héroïsme fait pitié ; il est meilleur, son cœur est grand, il comprend beaucoup.

L’homme qui ne tire son élévation que du produit spirituel des autres, ne connaît point ce sublime malaise ; il ne dépassera la valeur du premier que si, voyant l’universelle harmonie des choses, né poète et doué de sens créateur, il est alors réellement et supérieurement l’homme infiniment complet et nécessaire qui, à travers la durée du temps et à une égale distance des extrêmes du mal et du mieux, transmet aux autres hommes l’élément suprême de la vie, le dépôt évocateur de la joie, l’œuvre d’art en un mot, qui est le fruit divin.



14 Mai. — Le peintre n’est pas intellectuel lorsque, ayant peint une femme nue, elle nous laisse dans l’esprit l’idée qu’elle va se réhabiller de suite.

Le peintre intellectuel nous la montre dans une nudité qui nous rassure, parce qu’elle ne la cache pas ; elle la laisse ainsi, sans honte, dans un éden, pour des regards qui ne sont pas les nôtres, mais ceux d’un monde cérébral, un monde imagmaire créé par le peintre, où se meut et s’épand la beauté qui jamais n’engendra l’impudeur, mais défère au contraire à toute la nudité un attrait pur qui ne nous abaisse pas. Les femmes nues de Puvis de Chavannes ne se réhabillent point, ainsi que beaucoup d’autres dans le passé, au gynécée charmant d’un Giorgione, d’un Corrège. Il en est une, dans le Déjeuner sur l’herbe de Manet, qui se hâtera de se revêtir après l’ennui de son malaise sur l’herbe froide, auprès des messieurs sans idéal qui l’entourent et lui causent. Que disent-ils ? Rien de beau, je soupçonne.

Quant à ne peindre que des substances, même très bien, avec virtuosité, on en goûtera le plaisir, tout autant à peindre la robe que ce qu’elle cache. Peindre une étoffe, des étoffes, comme c’est plus franc et purement décisif que de nous repré-