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moindre jardin en pleine solitude a son mérite ! Vous vous ennuyez là-bas, vous dira-t-on, on y est bien seul — amusez-vous vous-mêmes, pauvres attristés de ce monde, épiez, guettez, cherchez, calculez bien ; la vie qui s’écoule ainsi vous amène à la mort après un long supplice ; la liberté n’est point à vous. Elle est partout où l’on peut penser à loisir, sans obstacle ; elle est partout où vont les fous et les sages écouter les bruits étranges que vous n’entendez pas, au bord des eaux courantes, sous le ciel bavard et discret ; partout où la nature, si elle pouvait nous voir, nous contemple ; où elle nous inspire, nous console et nous enchante. Elle n’est pas sur vos portes ou derrière vos jalousies où se forge l’obstacle de l’opinion.

Beau ciel et superbe contrée qui, hier, me ravissaient ; pardonnez cet oubli de vos splendeurs éloquentes et de votre langage consolateur. Au milieu de cet infini, j’ai oublié la vraie vie, celle qui vient de vous.

Sixième jour. — Des bohémiens, des poètes. Ils sont étranges, héroïques et légendaires. Ils arrivent, s’effacent comme le feraient ceux qui n’habitent nulle part. Ils cèdent à la poussée immense, inconnue, dont on sent le moteur au fond des âges. On est petit auprès d’eux, chétif et pusillanime. Un rire hautain mêlé de mépris et de protection accueillit l’obole que je leur donnai dans la main qu’ils me tendaient sans bassesse et comme avec enfantillage. Une marche rapide les emporta, sans qu’ils eussent tourné la tête, et sans rien de la curiosité qui nous animait, ils partirent avec élan, comme le ferait un oiseau qui s’envole. A dix pas, ils ne pensaient déjà plus à nous.

On ne saurait avoir l’idée de la possession au pied des mon- tagnes. Des enclos sur ces pentes rapides, fécondes et riches, quelle petite misère — on m’a coupé l’arbre qui borde mon terrain, je plaiderai, de là la dispute. Et les deux créatures humaines perdues comme un atome au pied de cette immensité, oublient de les voir et de chercher de plus hautes pensées que celles que