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qu’il a choisi. Nous sommes, en France, incapables de conserver ainsi une œuvre d’art si longtemps en un même lieu.

La musique est un art nocturne, l’art du rêve ; elle règne en hiver, à l’heure où l’âme se confine.

La musique façonne notre âme dans la jeunesse, et l’on reste fidèle, plus tard, aux premières émotions ; la musique les renouvelle comme une sorte de résurrection.



1877, 2 Juin. — Ce qu’on appelle le naturel, la grâce, le plein et doux essor de la personne humame est un signe de sa liberté, de sa supériorité. Ce que révèle une attitude vraie, l’harmonie, la beauté d’un mouvement libre, vient du fond même de la vie. Tous les dehors montrent une âme ; ils l’expliquent, ils la prouvent. Mais je ne puis aussi, sans me sentir vivre moi-même fortement et hautement, fixer un instant les yeux sur un être quelconque de la vie réelle qui se meut aisément et harmonieusement, par les lois d’un équilibre suprême : cela élève mon esprit et me fait penser.

Dans l’univers aussi, je le contemple ; le grand Etre si sûr, présent et mystérieux, dont les secrets m’affligent. Je le vois dans la nature entière, par ce jour si plein, si pur, le premier du Printemps. Vers lui mon cœur s’élève ; et plus haut, et plus loin, au fond du firmament, mes yeux se perdent, ils s’y fixent.

Je me sens fier et fort en ma vision consciente. Les choses du dehors qui s’épanouissent sans cesse autour de ma personne inquiète, affermissent en ce jour toute ma volonté. Je me sens homme enfin, homme en sa plénitude ; en moi, jusqu’à l’excès et à son comble, la vie s’accroît, elle palpite. Sensible à tout, tout vit, tout parle, et le verbe, jamais, ne s’exposa si clair, si haut, à mes yeux étonnés.