Page:Redon - À soi-même, 1922.djvu/55

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.



1875, 7 Mai. — Je suis à Barbizon, j'ai là, près de moi, la forêt qui berce ses hautes cimes. Je veux la connaître et la comprendre. Et puis m’y reposer et oublier la vie fiévreuse de la ville, où je me suis bien fatigué durant l’hiver de cette année.

Mais tout effort amène la récompense, je le vois bien. J’y ai gagné quelques amitiés qui me sont chères, et, conséquemment, un peu d’appui autour de moi. C’est le petit cercle de Mme de R... qui m’attirait dans la soirée : quatre ou cinq vieux ou vieillards, deux ou trois jeunes femmes intelligentes et quelques jeunes gens. Les premiers ont connu les plus grandes illustrations de 1830, et, par eux, j’ai de nouveaux documents sur ceux que j’ai admirés. Delacroix, sa personne, sa vie, son caractère, c’était ce qui me captivait dans leurs souvenirs.



Quel plaisir de lire dans une chambre tranquille avec la fenêtre ouverte sur la forêt. J’ai ouvert le vieux Dante, il ne me quitte plus. Nous allons vers une amitié sérieuse.

Je viens de relire des lettres de Sévigné. Ce sera mon amie à certaines heures, quel charmant esprit : « Ma fille, je laisse trotter ma plume » ou bien encore : « Je suis allée me promener silencieusement avec la lune ».

La lecture est une ressource pour la culture de l’esprit : elle permet ce colloque muet et tranquille avec le grand esprit, le grand homme qui nous a légué sa pensée ; mais la lecture seule ne suffit pas à former un esprit complet, pouvant fonctionner sainement et fortement. L’œil est indispensable à l’absorption des éléments qui le nourrissait, ainsi que notre âme, et quiconque n’a pas, dans une certaine mesure, la faculté de voir, de voir juste, de voir vrai, n’aura qu’une intelligence incomplète.

Voir, c’est saisir spontanément les rapports des choses.