Page:Redon - À soi-même, 1922.djvu/34

Cette page a été validée par deux contributeurs.

Ce compagnon de ma jeunesse indépendante me fut profitable, et la vie, avec ses hasards, ses duretés, ses offenses à nos goûts par les dures obligations de la nécessité, l’éloigna plus tard de la peinture. Combien d’autres encore pleins de dons naturels, vont se perdre et se fondre ainsi à la suite des hommes quelconques ! Nous naissons tous avec un autre homme en nous, en puissance, que la volonté maintient, cultive et sauve — ou ne sauve pas. On ne sait point, on ne saura jamais, ce qui fait que celui-ci devient un artiste, cet autre un financier, ou un fonctionnaire, bien que partis ensemble, auréolés des mêmes virtualités. C’est là un point insondable, irréductible. La fortune ou la pauvreté n’y sont pas un obstacle : on a son âme partout ; on dispose d’une matière partout. C’est affaire de conduite intérieure, hors des faiblesses de la vanité ou des égarements de l’orgueil. Il y a des artistes de génie dans la misère, il y en a d’autres dans l’opulence. La fin d’une destinée est en soi-même ; elle suit des chemins cachés que le monde ne sait pas ; ils sont remplis de fleurs ou d’épines.

Qu’est-ce qui me rendit, au début, la production difficile et la fit si tardive ? Serait-ce une optique ne concordant pas avec mes dons ? Une sorte de conflit entre le cœur et la tête ? — je ne sais.

Toujours est-il qu’à mes commencements j’ai toujours tendu vers la perfection, et, le croirait-on, la perfection dans la forme. Mais laissez-moi vous dire maintenant que nulle forme plastique, j’entends perçue objectivement, pour elle-même, sous les lois de l’ombre et de la lumière, par les moyens conventionnels du "modelé", ne saurait être trouvée en mes ouvrages. Tout au plus ai-je tenté souvent, au début, et parce qu’il faut autant que possible tout savoir, de reproduire ainsi des objets visibles selon ce mode d’art de l’optique ancienne. Je ne le fis qu’à titre d’exercice. Mais je vous le dis aujourd’hui, en toute maturité consciente, et j’y insiste, tout mon art est limité aux seules ressources du clair-obscur et il doit aussi beaucoup aux effets de la ligne abstraite, cet agent de source profonde, agissant directement