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et de ses actes d’alors (il fut colon, il eut des nègres), il m’apparaissait comme un être impérieux, indépendant de caractère et même dur, devant qui j’ai toujours tremblé. Bien qu’aujourd’hui, à lointaine et confuse distance, et avec tout ce qui reste de lui dans mes yeux, je vois bien au fond des siens, qui facilement s’humectaient aussi de larmes, une sensibilité miséricordieuse et douce que ne réprimaient guère les dehors de sa fermeté.

Il était grand, droit et fier, avec beaucoup de distinction native. Né dans les environs de la petite ville de Libourne, où quelques villages et maintes familles portent notre nom, il était parti jeune pour la Nouvelle-Orléans, au moment des guerres du premier Empire, fils aîné d’une famille aisée, mais appauvrie par les duretés du temps. Son ambition était d’y acquérir de la fortune pour revenir au foyer natal afin d’y mettre une aisance atteinte et qui n’y était plus.

Il nous a confié bien des fois qu’il débarqua là-bas sans ressources, et qu’il dût faire, pour parer aux besoins matériels immédiats, divers métiers d’expédient, que la chance toujours accompagnait. Après avoir exploré et défriché des forêts, il devint rapidement possesseur d’une fortune assez grande, se maria avec une Française, et quelque cinq ou six années après son mariage, dut songer à revenir en France, moi déjà conçu, et presque à naître, second fruit de son union.

Les voyages sur mer étaient alors longs et hasardeux. Il paraît qu’à ce retour le mauvais temps ou des vents contraires risquèrent d’égarer sur l’océan le navire qui portait mes parents ; et j’eusse aimé, par ce retard, le hasard ou le destin, naître au milieu de ces flots que j’ai depuis contemplés souvent, du haut des falaises de la Bretagne, avec souffrance, avec tristesse : un lieu sans patrie sur un abîme.

C’est quelques semaines après le retour que je vins au monde, à Bordeaux, le 20 avril 1840.

Je fus porté en nourrice à la campagne, dans un lieu qui eut