monde, ce public si facilement hostile ; il rechercha toute sa vie le langage de son moment.
À cette heure, le souffle saxon ou germain donnait à outrance. On lisait Gœthe, Schiller, Heine ; on se passionnait pour Byron ou Shakespeare ; il s’en préoccupait lui-même, et mise à part l’incomparable critique qui doublait et gardait si bien cet artiste, n’y avait-il pas aussi en lui l’homme qui respirait l’air de son temps ? Il le savait ; il céda en connaissance de cause, il céda consciemment et volontairement à ce moteur de toute idée, au souffle dominateur du siècle dont il était et dont il voulait être.
Dès le début, à l’heure où il peignit la Barque et les Damnés, on eut pu croire à une destinée différente. Cette page toute fumante du feu de l’inspiration ne révélait cet esprit que dans le fond ; la forme aurait pu faire croire à un avenir différent.
Assurément, elle est moderne, parce que le sujet l’emporte, parce que la poésie farouche et romanesque de l’enfer est là tout entière ; elle est moderne parce qu’elle tient enfin de Dante lui-même, et que ce vaste esprit, le plus étonnant peut-être, car la suprématie de Shakespeare ne m’est pas encore prouvée, ce grand génie toscan, dis-je, était assez puissant lui-même pour être présent encore de nos jours parmi nous. Mais il y a ici lieu de noter un fait en apparence peu sensible et que personne n’a vu, c’est l’incompétence de Delacroix à l’illustrer une seconde fois. Assurément, les peintres qui renvoyaient l’auteur à ses débuts, en lui disant qu’il n’avait produit que cette page, n’étaient pas dans une erreur entière, absolue. Mettons-nous un instant à côté d’eux et nous allons les comprendre.
Le maître tient encore au passé par des attaches classiques. Le mode de représentation est essentiellement formel, plastique ; il procède par surfaces planes ; il modèle, il recherche le relief des choses. La ligne est soutenue ; l’ordonnance est presque sobre. Ce qu’on appelle le Morceau est peint pour le morceau lui-même ; en un seul mot, et au risque de passer ici pour un irrévérencieux