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de la vie, sur deux réalités qu’il est impossible de séparer sans amoindrir notre art et le priver de ce qu’il peut donner de noble et de suprême.

Les artistes de ma génération, pour la plupart, ont assurément regardé le tuyau de cheminée. Et ils n’ont vu que lui. Tout ce qui peut s’ajouter au pan de mur par le mirage de notre propre essence, ils ne l’ont pas donné. Tout ce qui dépasse, illumine ou amplifie l’objet, et surélève l’esprit dans la région du mystère, dans le trouble de l’irrésolu et de sa délicieuse inquiétude, leur a été totalement fermé. Tout ce qui prête au symbole, tout ce que comporte notre art d’inattendu, d’imprécis, d’indéfinissable et lui donne un aspect qui confine à l’énigme, ils s’en sont garés, ils en ont eu peur. Vrais parasites de l’objet, ils ont cultivé l’art sur le champ uniquement visuel, et l’ont fermé en quelque sorte à ce qui le dépasse et qui serait capable de mettre dans les plus humbles essais, même en des noirs, la lumière de la spiritualité. J’entends une irradiation qui s’empare de notre esprit, — et qui échappe à toute analyse.

À l’évidence de ces lacunes, que l’on ne peut dénier, on se laisserait aller à du regret, si le souvenir s’effaçait de ce qui s’épanouissait partout dans ma jeunesse. Ceux qui, ainsi que moi, ont vu le cours des productions de cette époque-là, comprendront à quel point les artistes d’esprit clôturé dont je parle ont eu leur raison d’être, hélas ! et combien ils obéissaient, consciemment ou non, à une loi de rajeunissement et rafraîchissement nécessaires. Tout le déroulement de l’influence de David, par ses élèves et petits élèves, battait officiellement son plein : production captive, sèche, dénuée d’abandon, issue de formules abstraites, quand il eût suffi d’ouvrir naïvement les yeux sur les magnificences de la nature pour libérer cette production, et la revivifier.

Tout bien considéré, il nous faut donc savoir gré quand même à ceux de mes contemporains qui ont pris le bon chemin, celui du vrai, dans la futaie. Si les arbres n’y sont pas de haute cime,