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et fertile naïveté ; sa sensibilité n’est plus libre ; il ne s’y livre, à Paris du moins, que dans la tension aiguë de n’être pas dupe d’une impression qu’il veut toujours lucide et de suite intellectuelle, dont il parlera aussitôt comme il convient, habituellement avec vivacité légère, et même avec un sourire. La gravité du caractère de l’art, au contraire, a son action sur des êtres dont l’attention et la disposition sont réfléchies. De même chez celui qui le crée : l’artiste sait très bien qu’entre toutes ses œuvres, celle qui le reflète et le révèle le mieux a été faite dans la solitude. Toute genèse garde un peu d’ombre et de mystère. C’est dans la solitude que l’artiste se sent vivre énergiquement, en profondeur secrète, et que rien du dehors mondain ne le sollicite et ne l’oblige au déguisement. C’est là qu’il se sent, se découvre, qu’il voit, trouve, désire, aime, et se sature de naturel aux sources initiales de l’instinct ; c’est là, plus qu’en tout autre lieu social, que lui est donné le pouvoir de s’exalter purement, et d’illuminer de son esprit la matière qu’il ouvre et qu’il déploie.

Mes premières lithographies, parues en 1879, étaient, pour la plupart, des répliques ou variantes de dessins que j’avais faits bien avant pour moi seul, en plein isolement de la campagne. La vue du paisible travail des champs était la seule distraction qui pût m’en distraire. Rien n’est propice à la production d’art comme un régime de distractions contraires à l’art même : tout comme une légère occupation physique qui met au cerveau une certaine ébullition productive. Combien de fois, ô bien sincère témoignage, ai-je pris le fusain d’une main brunie par la terre qu’en jardinant je venais de toucher ! Sainte et silencieuse matière, source réparatrice et refuge, que je vous dois de doux apaisements ! quel baume eut jamais sur moi, sur mon esprit et même sur mes peines, une action plus subite, plus bienfaisante que la vue de l’herbe verte, ou le contact de tout autre élément inconscient. Quitter la ville, aller aux champs, approcher d’un village en sa tranquillité rustique, c’est là, toujours, que j’ai senti les secousses