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le pain

victime ; bouchée après bouchée, même sans y prendre garde, il avale des prières, absorbe des supplications. En maints endroits, par exemple dans le Guatan, la victime, avant d’être immolée, était soigneusement instruite des besoins de la communauté, des désirs et intentions secrètes qu’entretenaient les chefs du peuple pour que les Dieux n’en restassent pas ignorants. Les sacrifices humains étaient, entr’autres choses, des messages qu’on faisait parvenir aux pouvoirs de l’autre monde. Que les Dieux mangeassent de l’homme, c’était bien, mais que les hommes mangeassent de Dieu, c’était mieux encore.

Les Indous, qui font serment de s’entraider toujours, passent par le Maha Prâsâd, cérémonie par laquelle ils se partagent un plat de riz qui avait été déposé au préalable sur l’autel de jagannâth. Le Dieu qui était présent dans le riz entrait dans le corps des nouveaux amis. La coutume était jadis universelle, avec de nombreuses variantes. Aux individus qui contractaient compérage et amitié, il ne suffisait pas toujours de manger d’un même aliment ; pour être plus sûrs de leur affaire, il leur plaisait de s’inciser au bras ou à la poitrine, et le sang qui découlait était aussitôt bu ; chacun buvait la vie de l’autre.

Cette alliance par le pain et par le sang, par le manger et par le boire, Dieu et l’homme l’ont ambitionnée, ils ont voulu se faire frères d’adoption. Afin d’avoir désormais même pensée et même volonté, une âme et deux êtres, ils ont fusionné leur chair, fusionné leur sang.

À Dieu de commencer : il ne s’est pas fait attendre longtemps. Bravement il a dévoré peuples et tribus, à longs traits buvant le sang que les nations répandaient devant lui comme de l’eau ; fières de l’honneur qui leur était fait, heureuses de la protection et des faveurs qu’elles allaient obtenir. Cette première saignée a duré des siècles — peu de chose vraiment pour l’Éternel Dieu, mais beaucoup pour l’humanité qui est de courte vie, et l’on a pu craindre que la pauvrette en resterait pâlie, anémique et défaillante pour le reste de ses jours. Mais son tour est enfin venu, et depuis bientôt deux mille ans, voici que l’avant-garde des nations civilisées se repaît avidement de la substance de son sublime Ami, qu’elle s’administre sous les