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serpes lances droit fil à l’encontre ; et ces instruments ont été souventes fois retrouvés, la lance marquée de gouttes sanguinolentes… « Oui, des taches de rouille ! », avancent ces esprits forts, qui en savent toujours davantage que père et mère.

Les Chrétiens éclairés dont il vient d’être fait mention en savent juste autant que les Mille et une Nuits. Au dire de ces contes arabes, les Zobéahs, ou trombes de sable et poussière, ne sont autres que des djins, qui, nonobstant leur effrayante puissance, ont une telle peur des couteaux que l’on en a fait reculer plus d’un en leur criant : « Gare, voici le fer ! »

En Bohême, le vent d’orage est détourné par le procédé que nous avons vu employer contre la flamme d’incendie. Mise debout contre la porte, la maie est orientée avec soin, puis on y dépose avec solennité un pain que l’on coupe en quatre suivant les points cardinaux. Cela fait, on marmotte une incantation, et l’on pique le couteau dans la miche en lui donnant la direction qu’on veut imposer à l’orage.

Toujours en Bohême, le vent passe pour être mâle et femelle. Vent et vente dansent et valsent dans les tourbillons qui entraînent feuilles et poussières. La vente est appelée Mélusine, vrai nom de sorcière. Qui va dehors quand la tempête fait rage s’expose à ce que dite Mélusine le frappe et l’ammaladise en se mêlant à son souffle et en entrant dans ses poumons. Afin de l’apaiser quand elle siffle et gronde, on lui jette de la farine par la fenêtre : « Mélusine, c’est pour toi et tes enfants ! »

Il paraît que les hurlements et gémissements du vent passent pour les lamentations de Mélusine qui cherche ses enfants morts ou perdus. Impétueux et violents comme ils sont, se jetant tête-bêche dans tous les trous, par toutes les fissures, comment ne s’égareraient-ils pas, ne feraient-ils pas triste fin ? Les légendes mythologiques nous disent l’affliction des déesses mères, de la triste Ærope, d’Ino qui sanglotte, de Niobé changée en rocher du mont Sipyle, et dont les larmes ne cessent de couler. Anaïtis et Mylitta, Téthys et Déméter, n’ayant pu douer leur progéniture de l’immortalité, passent une moitié de l’existence à se réjouir qu’un fils leur soit né, et l’autre à pleurer sur un corps déchiré, à caresser un visage inanimé, à baiser des yeux éteints. Les plaintes du vent dans la forêt solitaire, les soupirs de la harpe éolienne, comment expliquer leur tristesse qui va au cœur ? C’est la douleur d’une mère. Mélusine se désole, elle n’a plus ses enfants.