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pas encore « perdu le goût du pain », ou par les indigents qui seraient venus les prendre sur sa tombe. La dernière explication est assurément la plus probable.

En tous cas, nous voyons les Musulmans, dès l’origine de leur religion, distribuer volontiers leurs aumônes dans les champs des morts. Il n’est guère de villages d’Égypte dans lesquels on ne voie la sépulture de quelque cheik ou santon, sur laquelle des personnages charitables font largesse de pain et même de monnaie. C’est le cheik qui est censé les offrir lui-même au pauvre voyageur, continuant ainsi son œuvre de bénédiction, même après sa mort. Dans le cimetière de Girgeh, nous avons remarqué des cruches pleines sur plusieurs pierres tumulaires. On voit fréquemment des porteurs d’eau se tenir à côté d’une tombe et mettre leur outre à la disposition d’un chacun. Au soleil couchant, on donne du pain et du lait dans la maison d’où l’on vient d’emporter un mort. Au Caire, il n’est pas rare de voir, en tête du cortège qui conduit le défunt à sa dernière demeure, un ou deux chameaux portant des corbeilles pleines de pain, des jarres d’eau. Sur plus d’une tombe, il est distribué du pain chaque semaine ou même chaque matin. Parfois ces charités posthumes s’étendent jusqu’aux animaux, et l’on émiette du pain dans les fourmilières, aux oiseaux de l’air, aux poissons du Nil. Il en est jeté même dans le feu, afin que celui qu’on pleure, en quelque élément qu’il habite, trouve des amis que lui auront valus les bienfaits répandus à son intention. La reconnaissance même d’une fourmi sera d’un grand poids auprès du souverain juge des vivants et des morts.

Les sépultures qu’on découvre journellement au nord et nord-ouest de l’Allemagne, de l’Elbe à la Vistule, et qu’on attribue aux populations germaniques d’avant la conquête romaine, notamment aux Vandales, abondent en petits dépôts, tantôt d’orge rôtie, tantôt de gâteaux plus ou moins volumineux, qu’on avait mis là sans doute pour l’approvisionnement exclusif du propriétaire. Mais, là comme ailleurs, l’intérêt collectif prit insensiblement le pas sur l’intérêt strictement personnel ; on finit par sympathiser davantage aux besoins actuels du prochain, toujours visible, qu’aux besoins hypothétiques du défunt, qu’on ne voyait plus. De sorte que les offrandes, qu’on avait d’abord emmagasinées à l’intérieur de la tombe, furent avec le temps déposées à l’extérieur, mises à la portée d’autres esprits, des indigents et même des animaux.